Les indiens sont bien plus près (12/05/2013)
The exiles. Un film de Kent McKenzie (1961)
Pour Les fiches du Cinéma
At night sometimes it seemed
You could hear the whole damn city crying
Blame it on the lies that killed us
Blame it on the truth that ran us down
(Backstreets – Bruce Springsteen)
Je n'ai jamais eu de problème avec la représentation hollywoodienne des indiens. A partir du moment ou il n'y a ni mépris ni volonté de tourner en ridicule, ce qui a malheureusement été souvent le cas, j'accepte volontiers l'image que le vainqueur donne du vaincu. Et je préfère la cohérence d'un point de vue, par exemple celle des passagers de la diligence de Stagecoach (La chevauchée fantastique – 1939), et l'honnêteté d'une tentative d'approche chez John Ford, Anthony Mann, Georges Sherman, William Wellman ou Sidney Pollack, aux artifices de la mauvaise conscience d'Arthur Penn ou Ralph Nelson. Dans la représentation de « l'autre », le vainqueur ne saurait donner une image juste du vaincu, ni prétendre se mettre à sa place. Il ne peut que retourner le stéréotype comme un gant ce qui ne nous avance pas beaucoup. Le point de vue des indiens, dans l'histoire qui nous intéresse ici, doit être pris en charge par des indiens et, sans surprise, de tels films sont rarissimes. Et c'est là qu'est le scandale.
Ce long préambule pour dire le bonheur de découvrir The exiles, réalisé de 1958 à 1961 mais jamais sortit malgré une sélection au festival de Venise. Certes, le réalisateur Kent Mackenzie n'est pas un indien. C'est un anglo-américain né en 1930 à Londres et dont la famille s'est installée à New-York au début de la seconde guerre mondiale. Il y fera des études de littérature avant que son intérêt pour le cinéma ne le fasse bifurquer vers l'écriture de scénario. Il fait ensuite le voyage vers Hollywood et entre au département cinéma de la University of Southern California. Son court métrage de fin d'études sera le documentaire Bunker Hill, sur ce quartier de Los Angeles qui inspira Charles Bukowski et John Fante. C'est là qu'il rencontre, sensibilisé par son amitié pour Tom Two Arrows (indien Onondaga, artiste et danseur professionnel), les jeunes indiens de la ville basse avec lesquels il sympathise et traîne le soir. C'est là que va naître The exiles, un film entre fiction et documentaire qui donne la parole et l'image à des indiens vrais. Ce sont des femmes et des hommes qui vivent dans cette Amérique de 1960, dans ce quartier de Bunker Hill à Los Angeles. Ce sont eux qui prennent la parole et les voix off donnent au film un aspect choral où pourtant le « Je » domine. Se déroulant sur environ 24 heures, The exilesnous montre des gens exilés dans leur propre pays, entre l'Amérique du vainqueur, une ville gigantesque où ils constituent une sorte de sous-prolétariat, réduits à des petits boulots, au chômage, parfois à la prison, et la réserve de San Carlos, celle-là même qui fut créée en 1872 pour les apaches Chiricahua menés par Cochise. La terre ingrate qui leur a été laissée.
Pour rappeler d'où ils viennent, Kent Mackenzie ouvre son film sur une série de photographies du XIXe siècle prises par Edward Sheriff Curtis, photographe et ethnologue qui travailla à préserver cette mémoire visuelle de 1907 à 1930. Visages nobles et marqués, images d'un temps révolu qui ne saurait se confondre avec la représentation hollywoodienne. Ce qui succède, les visages des héros de Mackenzie, est très différent car beaucoup plus proche. Encore que pour les spectateurs contemporains, une nouvelle couche de temps est venue se superposer sur ces jeunes adultes de la fin des années 50. Nous les découvrons comme les personnages des premiers films de John Cassavetes, buvant du Coca, lisant des comics, conduisant des coupés décapotables, écoutant du rock and roll (jolie bande musicale avec les morceaux des Revels). Une assimilation sans entrain à « l'American way of life » du moment. Toute la journée, ils attendent la soirée où ils pourront partir en virée comme dans une chanson de Bruce Springsteen pour draguer, boire, se battre et brûler doucement leur jeunesse.
Sur cette base documentaire se superpose le commentaire ou chacun d'une voix étrangement neutre, raconte sa vie et ou apparaît ce qui est spécifique à leurs existences : le lien avec la réserve, le racisme ordinaire, la violence des rapports, le problème de la boisson présenté comme une calamité majeure, mais aussi l'attachement à certains rites conservés au sein de la communauté. Quand la nuit est bien avancée, le film nous entraîne sur la colline « Hill X » où les indiens se réunissent pour danser sur des musiques qui n'ont plus rien de rock and roll. Ils y retrouvent les rythmes et les gestes de leurs ancêtres, des gestes désespérés, comme une transe collective. Et l'on se souvient de la « Ghost Dance » au crépuscule des nations indiennes qui entendait faire revenir les bisons massacrés et chasser les blancs des terres. Le film prend alors des accents quasi-fantastiques par cette ambiance nocturne et un montage qui épouse le rythme de la musique et accélère avec la sarabande tandis que se résout une intrigue sentimentale en rappel à la contemporanéité du film. Et le film de s'achever sur un petit matin mélancolique à l'ombre du funiculaire Angels Flight.
The exiles possède deux dimensions qui enrichissent son propos déjà original. Sans fausse pudeur, Kent Mackenzie montre la place de la femme dans la communauté, victime de la violence machiste mais paradoxalement plus adaptée à la modernité. C'est une femme, Yvonne Williams, qui prend la parole la première. Elle doit assurer les tâches quotidiennes dans son petit appartement tandis que les hommes glandent, les fesses dans les canapés. Mais Yvonne se révèle la plus déterminée à s'en sortir, à faire des plans d'avenir, alors que les hommes sont comme anesthésiés par leur sort difficile. Pour elle, le rêve américain, même étriqué, reste un possible. Cette approche sensible donne non seulement de beaux portraits mais évite tout apitoiement facile. Et cela n'empêche pas le réalisateur de se montrer délicat à l'occasion dans tel geste, tel regard masculin (la scène du rasage par exemple).
L'autre dimension élargit le portrait en dépassant celui du groupe. The exiles est une plongée dans Bunker Hill, un quartier qui sera complètement détruit au début des années 60 juste après que le film soit terminé. Le documentaire Bunker Hill : A tale of urban renewal réalisé en 2009 et proposé en bonus revient sur cette histoire mouvementée, des luxueuses demeures de la belle époque au dynamisme d'un quartier populaire dont les habitants ont été chassés pour réaliser de juteuses opérations immobilières en détruisant sans sourciller près d'un siècle d'histoire. Même la colline a été arasée lors des travaux. Une histoire triste qui mêle politique, architecture, social, environnement et pognon, mélange détonnant que nous retrouverons dans le gaullisme immobilier qui défigura une bonne partie de Paris. The exiles est ainsi un témoignage rare sur le quartier et sa vie d'alors organisée autour du fameux téléphérique (seul survivant actuellement) entre ville haute et ville basse. Sans insister, Mackenzie ouvre le champ d'une lecture politique où les indiens sont aussi des pauvres, les pauvres des pauvres. Drôle de civilisation qui a si peu de considération pour son passé, ses courtes racines, son histoire, et ne saurait donc en avoir pour celles des autres. Le réalisateur relie discrètement le sort des « natives » à celui de tout un petit peuple éternellement sacrifié à l’inflexible loi de l'argent.
Photographies © Milestone Films
Un site sur le photographe Edward S. Curtis
11:49 | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : kent mckenzie | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Merci pour ce bel article. J'ai ce film dans ma pile "à voir" depuis quelque temps, eh bien vous m'avez donné envie de m'y atteler de suite ! Je partage totalement votre point de vue concernant la représentation des Indiens durant l'âge d'or d'Hollywood (la seule fois que j'en ai vu une image réellement dégradante c'était dans Les Conquérants d'un Nouveau Monde de DeMille, western par ailleurs intéressant) et celle pleine de bienveillance forcée des Penn et autres Nelson. Daves (La Flèche Brisée) ou Wellman (le magnifique Au-delà du Missouri) n'avaient pas besoin de gros sabots pour montrer les Indiens sous un jour positif. Ça sonnait bien moins faux.
Écrit par : Dédé le Teubé | 15/05/2013
Bonjour. Le mien est resté aussi un moment dans la pile "à voir". J'espère que vous sera aussi heureux que moi de l'en avoir sortit ! Dans le film de DeMille, on les prend vraiment pour des crétins avec Boris Karloff en chef manipulé par l'habile Gary Cooper. Il y a eu en fait beaucoup de films où ils sont très maltraités, mais la grande majorité de ces films a été oubliée. Restent les plus beaux films comme celui de Wellman pour lequel j'ai un véritable culte.
Écrit par : Vincent | 16/05/2013
Bel article sur un film et un réalisateur que je ne connaissais pas. Cela me rappelle un peu The brave de J. Depp. De mémoire, il était aussi question (quoique maladroitement traité selon les critiques de l'époque) d'indiens qui se cherchaient et d'une société américaine qui l'ignorait. Les marges sont-elles restées les mêmes entre 1960 et 1990 ?
Écrit par : Benjamin | 17/05/2013
Bonjour Benjamin, je n'ai pas vu le film de Depp mais cette année à Cannes il y a celui de Despleschin qui traite aussi ces thèmes. je pense que le film documentaire de McKenzie est assez différent. Comme cinéaste, il n'a pas fait d'autres films de long métrage, c'est donc une parfaite découverte pour moi aussi.
Écrit par : Vincent | 22/05/2013
Oui j'ai à nouveau pensé à ton article quand j'ai vu la présentation de Jimmy P.
Desplechin dirigeant Benicio del Toro, des fois on a de ces surprises !
Écrit par : Benjamin | 30/05/2013
Finalement, je n'ai pas pu voir le Despleschin (qui n'a pas eu trop bonne presse d'ailleurs, mais ça ne veut pas forcément dire grand chose). ce qui est amusant c'est que c'est encore un non indien( B. Del Toro) qui joue un indien, comme au bon vieux temps des westerns. Mais la tentative d'éclairage est intéressante.
Écrit par : Vincent | 30/05/2013