Paris au mois d'août (25/04/2013)

Paris brûle-t-il ? - Un film de René Clément (1966)

René Clément a une position un peu particulière dans l'histoire du cinéma français. Il démarre très fort aux côtés de Jacques Tati, co-réalisateur sur ses premiers courts métrages, puis c'est La bataille du rail en 1944, monument épique à la gloire de la Résistance des cheminots, film tourné à chaud qui combine le spectaculaire (le déraillement final) à des moments plus sobrement intenses (l'exécution) qui valent bien ce que Roberto Rossellini fait au même moment en Italie avec Roma città aperta (Rome ville ouverte). Clément apparaît alors comme un espoir neuf du cinéma d'après-guerre. Il est immédiatement reconnu, fêté et célébré dans de nombreux festivals. Il rejoint Jean Cocteau pour l'assister sur La belle et la bête (1946) avant de revenir à la Résistance sur un autre mode avec Le père tranquille puis l'intense huis-clos en sous-marin de Les maudits (1947). Dans le même temps, Clément se coule dans la continuité du cinéma d'avant-guerre, travaillant sur Jeux interdits (1952) avec les duettistes Jean Aurenche et Pierre Bost, et s'appuyant sur des adaptations littéraires (Zola, Duras, etc.). C'est ce qui lui vaudra d'être épinglé par François Truffaut dans son célèbre article, Une certaine tendance du cinéma français. Il ne fera pas partie des admirations des jeunes loups des Cahiers du Cinéma qui lui préfèrent l'ascétisme de Robert Bresson ou la chaleur de Jean Renoir ou Jacques Becker. Clément va incarner une idée de la perfection technique qui sera opposée aux essais libres de la Nouvelle Vague, surtout avec ses thrillers Plein soleil (1960) et Les félins(1964). Il agace peut être aussi par son côté touche-à-tout, ses succès publics et une impressionnante tripotée de prix. Taxé d'académisme, il entrera finalement à l'Académie des Beaux-arts en 1986.

rené clément

Dans cette carrière, Paris brûle-t-il ? en 1966 incarne mieux que tout autre titre de sa filmographie les contradictions d'un réalisateur pris entre deux générations. L'ancienne qu'il tente de dépasser par l'innovation technique, la nouvelle qui ne le reconnaît pas comme l'un des siens. Le cul entre deux chaises si je puis me permettre. Avec peut être un peu d'orgueil, Clément s'isole, aidé par son renom et sa réputation à l'international. C'est cette dernière qui amène le producteur Paul Graetz à lui confier son grand projet, le récit épique de la libération de Paris en août 1944, film à grand spectacle entendant rivaliser avec The longest day (Le jour le plus long – 1962) produit par Darryl F. Zanuck et recréant le débarquement en Normandie avec une distribution longue comme le bras. Considéré généralement avec condescendance, Paris brûle-t-il ? a acquit avec le temps le même statut que son rival américain : celui d'un film commémoratif compassé régulièrement diffusé à la télévision. Pourtant, à le revoir près de cinquante ans après sa sortie, s'il n'est pas exempt des défauts de la superproduction, il révèle des qualités bien réelles et sur certains points, le temps a travaillé pour lui.

Ce que je peux appeler la portée politique du film a évolué. En 1966, Paris brûle-t-il ? s'inscrit pleinement dans une vision gaullienne de l'histoire récente. Le peuple de Paris prenant les armes incarne l'image d'une France éternelle et résistante qui envahi avec la victoire les Champs-Élysées pour une descente triomphale de Mongénéral. Le chagrin et la pitié (1971), Lacombe Lucien (1974) et livres de Robert Paxton viendront avec la décennie suivante. En 1966, De Gaulle, réélu difficilement face à François Mitterrand l'année précédente, n'est plus l'homme de Londres mais le président d'une France qui s'ennuie, qui a besoin d'air et qui le fera bientôt savoir à coup de pavés. Une façon ironique de rejouer l'insurrection de 1944. Dans ce contexte, le film de René Clément apparaît comme une œuvre du bon côté du manche bien que le réalisateur s'en soit défendu. Il faut dire que la superproduction était tributaire de nombreuses autorisations, de soutien logistique, de syndicats pointilleux et d'un Partit Communiste encore puissant et sourcilleux quand à son image, ce qui a amené Paul Graetz a certains compromis. Aujourd'hui, il est possible de prendre le recul nécessaire. Le De Gaulle de 1944 et celui de 1966 se fondent dans l'histoire. Le film se détache de son contexte parasitaire (Jean-Louis Bory le soupçonnait de militer pour les législatives de 1967) et laisse mieux apparaître ses équilibres internes. Il se révèle plus subtil que ce qui en a été dit. Par exemple, la présence d'anciens républicains espagnols devenus membres de la fameuse 2éme DB du général Leclerc dans le premier détachement à pénétrer dans Paris. Ce rôle a été occulté jusqu'à de récentes réhabilitations. S'il n'y a rien d'appuyé, ils sont pourtant bien présents dans le film de Clément. On lit sur les half-tracks qui traversent la Seine les noms de « Madrid », «Ebro » et « Libération »  qui sont ceux de la « Nueve », l'unité du capitaine Raymond Dronne (Joué par Georges Staquet, « morts aux cons », c'est lui), et l'on assiste bien à l'arrivée du lieutenant Amado Granell à l'hôtel de ville. Il sera, premier officier « français » reçu par le Conseil National de la Résistance et Georges Bidault. Le-dit Bidault étant le grand oublié volontaire du film pour cause d'Algérie ( je ne rentre pas dans les détails), le traitement de la scène est une façon élégante de botter en touche : c'est le mouvement de la fraternisation entre soldats et insurgés qui est montré. Ce qui est est symptomatique, c'est la façon dont Clément montre ou suggère finalement pas mal de choses que l'on trouvera si on la curiosité de les chercher. Autre joli exemple, le jeu musical sur Maréchal nous voilà et La marseillaise lors de la prise de Matignon suffit à évoquer le pétainisme et les nombreux retournements de veste. Il est inévitable qu'il y aura des regrets sur le traitement de tel ou tel point, du passé de Choltitz aux femmes tondues, mais globalement, Clément arrive à tenir un certain équilibre et maîtrise sa masse de personnages (protagonistes réels dont la plupart étaient encore bien vivants, souvent en fonction et donc attentifs à leur image), et de faits sans perdre de vue l'objectif du film : donner une fresque épique sur un événement à la force symbolique indiscutable.

rené clément

"Sois bien ignoble, Jean-Louis" (René Clément sur le tournage)

Car la libération de Paris, c'est l'exorcisme collectif d'une nation qui vient de passer quatre années à genoux. C'est aussi la base d'une idée politique qui prend corps dans le programme du CNR. Plus qu'un cours d'histoire, ce que n'est jamais un film, Paris brûle-t-il ? est le sentiment de l'histoire vivante en un temps et un lieu précis. Son héros n'est pas à chercher dans sa pléiade de vedettes mais c'est la ville et sa population. Clément y réussit en attachant la même importance à ses stars qu'à ses figurants. Certes Chaban-Delmas est joué par Alain Delon mais il disparaît rapidement pour ne plus revenir. Jean-Paul Belmondo a sa scène, jolie d'ailleurs, et puis c'est tout. On se rappelle tout aussi bien la jeune fille rampant pour récupérer des armes sous la fusillade ou les jeunes résistants, un communiste et une catholique, se saluant sur les boulevards. Toute la dernière partie du film met en scène la population en armes, mêlant si bien plans reconstitués et archives en un montage habile signé Robert Lawrence que, le noir et blanc aidant, on ne distingue plus les uns des autres, avant que le documentaire de s'impose définitivement avec la descente de Mongénéral sur les Champs le 26 août.

Le talent de René Clément éclate dans les nombreuses trouvailles purement visuelles qui créent ce sentiment d'exhaltation à partir d'images parfois quasi abstraites mais fortes. Il y a cette forêt mouvante de bras qui cache l'entrée des chars alliés, il y a cette illumination progressive de la place de l'hôtel de ville sur les notes de Maurice Jarre, il y a l'utilisation tragique, quasi fantastique, des projecteurs lors de l'exécution des étudiants-résistants à la cascade du bois de Boulogne, il y a ce drapeau déchiré par mille mains et ces cloches qui se mettent interminablement en branle. Le réalisateur contrebalance le lyrisme par des touches plus moderato comme ce couple de commerçants qui découvre que les troupes qui entrent en ville sont françaises, par l'humour avec l'épisode de la vieille parisienne laissant intervenir les hommes de Pierre de La Fouchardière où la recherche du trajet depuis la porte d'Italie. C'est le meilleur du film. Il n'y a plus de vedettes mais un collectif, mais un mouvement. Le plus beau plan du film, c'est ce raccord sur une jeune femme qui grimpe sur un char et ce soldat qui l'entraîne. Raccord dans le mouvement, exhalation du mouvement, élan de la caméra, soudain sentiment de la libération, le soulagement, le joie pure. La silhouette anonyme qui embrasse le tankiste tout aussi anonyme a la puissance d'un tableau de Delacroix. Au crédit du film, il y a sans hésiter la partition de Jarre qui poursuit sur ses réussites de Lawrence of Arabia (1962) et Dr Jivago (1965) pour David Lean. Sa musique très présente fait corps avec le film et achève d'en faire décoller les plus beaux moments.

Il y a également un aspect du film qui prend toute sa valeur aujourd'hui. C'est le portrait du Paris de 1965, pas encore défiguré par, ironie, le gaullisme immobilier. Ce Paris est encore très proche de celui de 1944, sans voies sur berges, sans tour Montparnasse, sans trou des Halles, et autres horreurs du même genre. C'est dit-on pour cette raison que le film fut mis en chantier, avant que les projets urbanistiques ne rendent le tournage en extérieurs trop compliqué. Le film devient un témoignage précieux dont René Clément est conscient, donnant un portrait en creux de la ville revendiquée terrain de jeu par les ténors de la Nouvelle vague. Son Paris rejoint ceux de Godard, Truffaut ou Rohmer. La vision de ces grandes avenues désertées et des petites rues sans voitures ni l'infect mobilier urbain ont aujourd'hui quelque chose de magique.

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"Et tu meurs, à la fin ?" (Montand et Schneider sur le tournage)

Les défauts du film, j'y reviens, sont liés à son côté superproduction. Nombre des vedettes font pâle figure face à l'authenticité des figurants. Le rôle de Romy Schneider fut coupé sur injonction de son époux qui trouvait la scène trop mauvaise. Faudrait voir... mais les américains semblent peu concernés par leurs figures sans épaisseur. Yves Montand place de la Concorde est assez caricatural. Les morts absurdes (Montand, Perkins, etc.) sont trop fabriquées pour émouvoir et elles ont tendance à enrayer le mouvement d'ensemble. L'état major clandestin s'en sort mieux. Clément se sert des visages connus ou en passe de le devenir pour rendre clair les différentes factions. Mais il n'y a globalement guère de personnages à défendre. Gert Fröbe avec Von Choltitz et Orson Welles en consul de Suède (il devait essayer de financer ses films), font les plus belles compositions. Jean-Louis Trintignant a la lourde charge d'incarner l'abjection de la collaboration, ce qu'il fait bien. Bruno Cremer en Rol-Tanguy et Claude Rich dans un savoureux double rôle sont le meilleur de la distribution française. Cremer par sa présence, Rich parce qu'il s'amuse beaucoup.

Des acteurs venus de tous les horizons, de plusieurs générations, le film aurait pu être une sorte de film de la réconciliation autour de l'exhalation d'un destin commun et d'une pratique du cinéma empruntant à la tradition comme à l'innovation. Il ne le sera pas. Reste un film hybride, superproduction, poème épique et reconstitution documentaire, un grand écart que Clément maîtrise et auquel il impose malgré tout sa marque, incluant la grosse machine dans sa thématique fétiche de la France en guerre, Paris brûle-t-il ? gagne à être vu en regard de ses autres films, comme l'une des facettes, la plus lumineuse, d'une époque complexe. Il dépasse par là son modèle américain, donnant à voir au-delà du spectacle l'âme d'une ville et d'un peuple.

Photographies Toutle ciné, AFP.com et © Roger Viollet

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