Lincoln (1) (03/03/2013)
A mon père et à mon fils pour leur anniversaire.
Lincoln est, comme presque toujours chez Steven Spielberg, un alliage riche entre préoccupations intimes et thématiques universelles, désir de montrer et pudeur viscérale, innovations formelles et volonté de perpétuer la grande forme classique hollywoodienne.
La fête des pères
Lincoln est tout d’abord un jalon essentiel de son obsession pour la figure paternelle. C’est un aspect de son œuvre assez souvent commenté. Les origines en sont connues. Le père de Steven Spielberg est celui qui introduit une caméra à la maison, caméra dont s’emparera son jeune fils. C’est aussi celui dont le travail entraîne d’incessants déménagements puis qui quitte la famille, laissant le jeune garçon désemparé. D’où une œuvre cinématographique riche en pères absents, incompétents, inconséquents où tout simplement maladroits. La palme revient au Roy Neary de Close encounters of the third kind (Rencontres du troisième type – 1978) qui plante femme et enfants pour embarquer dans le vaisseau mère des extraterrestres. Spielberg signe le scénario original. Il a 29 ans, sans attaches. Avec le temps, cette vision va évoluer avec des pères de substitution (les personnages de John Malkovich dans Empire of the sun (1987), du capitaine Miller dans Saving private Ryan (1998, dédié à son père) voire Oscar Schindler. Puis le père s’amende avec le personnage de Tom Cruise dans War of the worlds (2005), double inversé de Close encounters of the third kind, lui fait des pieds et des mains pour ramener la marmaille au foyer. Exception de taille, le Martin Brody de Jaws (1975), flic new-yorkais qui accepte de s’installer dans ce trou perdu d’Amity pour le bien de sa famille. Une station balnéaire, lui qui a horreur de l’eau. Et s’il embarque à la chasse au grand requin blanc, c’est d’abord en pensant à la sécurité de ses deux fils. A l’autre bout de cette filmographie, Lincoln, le 13e président des États-Unis pris en 1865 à la fin de la guerre de Sécession, manœuvrant de toute son habileté politique pour imposer le 13e amendement qui abolit l’esclavage. Le Lincoln de Spielberg est très proche de son Martin Brody. Comme lui, il combat une force monstrueuse et destructrice qui menace la cohésion de la communauté (Amity, l’Union) et directement ses fils (les attaques du requin, l’état de guerre). Lincoln et Brody, chacun à leur échelle, se battent pour préserver l’avenir de leurs enfants de toutes les ressources de leurs talents (physique, politique). Ils sont aussi tous les deux des hommes de responsabilité en butte à d’autres pouvoirs établis (les notables, les élus esclavagistes). Si Brody doit affronter sa phobie de l’eau, Lincoln, « Honest Abe » doit accepter les compromis et les manœuvres peu glorieuses. Dans leur combat obsessionnel et déterminé, ces deux personnages peuvent être rapprochés du Capitaine Achab de Melville (Voir là dessus le beau texte de Buster sur Balloonatic) et le sont littéralement par les mises en scène du réalisateur.
Lincoln apparaît ainsi un grand film sur la paternité. Le président est un père qui assume et qui assure. Père de la Nation, héritier direct des pères fondateurs, il fait ce qu’il faut pour conserver la cohésion de « la grande maison » son thème de campagne de 1860. Pour lui l’esclavage mine l’Union et il doit être éradiqué pour assurer son développement et partant son avenir. Conscient des sacrifices qu’il impose, de la guerre qui s’éternise, Lincoln ne recule pas devant les moyens : corruption, manipulations, mensonges. Père de famille, Lincoln est le père aimant que Spielberg montre dans une très belle scène rejoindre son fils cadet endormi entre ses soldats de plomb et des plaques photographiques d’enfants noirs vendus comme esclaves. Le réalisateur compose des images pleine de simple tendresse, quasi onirique quand père et fils sont derrière un rideau baigné de lumière, images qui renvoient aussi à d’autres images célèbres du président JFK jouant avec ses enfants à la Maison Blanche. Un façon de marquer une continuité. Lincoln est aussi le père qui accepte les aspirations de son aîné qui bout de ne pouvoir s’engager. Affrontant assez durement la mère, il accepte finalement de le laisser suivre sa voie, sachant que la meilleure protection qu’il puisse lui offrir sera la réussite de sa politique. Lincoln est encore le père qui éduque, laissant les terribles clichés à son cadet, proposant à son aîné de visiter un hôpital militaire où il aura une révélation du visage de la guerre, mais de façon détournée, involontaire en voyant une brouette pleine de membres amputés (Dans War of the worlds, la fille de Cruise découvre également par hasard les cadavres sur la rivière). Spielberg nuance le portrait en ne cachant rien des failles intimes, le souvenir d’un fils mort, les échanges parfois terribles avec sa femme, hésitations, maladresses. Mais au final, Lincoln est le film de la réconciliation avec la figure paternelle à l’ombre de la grande figure historique. Spielberg est désormais sexagénaire et il a cinq enfants.
Mise en scène
L’ouverture de Lincoln est une merveille. Quelques photographies d’époque pour dire ce qu’était l’esclavage puis une courte scène de bataille illustre tout ce que l’on verra de la terrible guerre de Sécession. C’est une empoignade sauvage entre sudistes en uniformes gris et soldats noirs de l’Union en uniforme bleu, uniformisés dans une mare de boue, sous la pluie. Et ça s’étrangle, ça se cogne, ça se fracasse à mains nues, vision préhistorique dans un bourbier d’apocalypse. Spielberg capable de la vaste scène du débarquement en Normandie n’a cette fois pas besoin de plus, comme il montrait la prise de Shanghai avec la mort de deux soldats chinois sur un toit. A ce magma originel répond, deux heures plus tard, la reddition du général Lee au général Grant à Appomattox. Uniformes impeccables et figés, salut des vainqueurs au vaincu. Une scène posée et muette, juste le frémissement des chevaux. Cette dignité retrouvée, c’est la promesse de la réconciliation. Juste avant, nous avons eu la visite de Lincoln sur un champ d’après la bataille. Scène muette, juste le pas des chevaux, composition en écho à quelques tableaux célèbres avec cadavres et épaves des combats. Le prix a payer. Economie de moyens pour montrer les ravages d’une guerre de cinq ans dont les possibilités spectaculaires ne sont plus à démontrer. Mais ce ne sera pas le film. Le véritable film est introduit par une autre scène très belle aussi. Deux soldats noirs racontent leur combat à Lincoln en visite sur le front. Ils expriment leur fierté de soldats et l’un d’eux cite les mots du président. Libres, ils préfigurent l’avenir, des citoyens responsables et engagés. Ils sont la vision d’un idéal. Spielberg évite toute grandiloquence en mettant en avant le jeu subtil des deux acteurs, cadre large pour leur donner de l’espace, façon de se tenir, d’envoyer leurs répliques, justesse de la façon de dire les mots. A leurs cotés, deux soldats blancs, de nouveaux engagés. Spielberg les montre plus maladroits, visiblement troublés par ces deux noirs portant le même uniforme qu’eux qui font si soldats, qui semblent mieux savoir pourquoi ils se battent. A l’idéal, Spielberg juxtapose la vision des difficultés à venir, le fossé qui va subsister, qui sera celui de la race mais aussi social et culturel. Au centre, en contrechamp, Lincoln est assis, surélevé, dominant de sa stature mais penché en avant avec bienveillance. Il est l’arbitre, il écoute. Dans cette courte scène si admirablement composée, Lincoln sait pourquoi et pour qui il va se battre. Avec cette scène Spielberg donne à voir à la fois l’homme et sa légende (le discours, le chapeau !), l’expression de l’idéal et la lucidité quand sa réalisation. Simplicité apparente du dispositif, complexité du sens et des niveaux de lecture, du grand art.
Avec le concours de ses collaborateurs habituels, Michael Kahn au montage, Januz Kaminski à la photographie, John Williams au commentaire musical, Spielberg orchestre sur un rythme soutenu les mécanismes qui vont mener à l’adoption du fameux amendement. Il mène de front l’immersion du spectateur dans le mécanisme politique visible des débats au Congrès, avec le mécanisme souterrain mettant en jeu deux équipes, le cabinet du Président à la Maison Blanche et des sortes d’hommes de main chargés des opérations de corruption. S’ajoutent les mécanismes psychologique et moral de Lincoln et du personnage clef de Thaddeus Stevens (Congressiste radical joué par Tommy Lee Jones), mécanismes intimes qui vont motiver les deux personnages tout au long du processus. Cette immersion passe par une reconstitution riche, que l’on imagine précise mais sans être excessivement spectaculaire et un scénario écrit par David Koepp, déjà auteur de Munich (2006) qui livre un grand nombre d’informations factuelles, fait rencontrer de nombreux personnages, sans que l’accumulation de détails fasse perdre le mouvement d’ensemble. En bon cinéaste américain classique, Spielberg essaye de rester le plus clair possible et trouve un point d’équilibre entre son histoire et l’Histoire. Il laisse de côté ses fameux travellings rapides en avant pour privilégier de simples recadrages, répartissant les paroles dans des compositions élaborées ou des champs-contrechamps calculés à la seconde. Il réserve des dispositifs plus complexes au couple présidentiel, avec les jeux de miroir lors des échanges dans la chambre. Tous les acteurs sont impeccables, y compris Daniel Day Lewis dans une composition qui aurait pu écraser le film. Mais non. A l’intérieur de ses cadres minutieux, Spielberg laisse affleurer les zones d’ombres, les aspirations que l’on refoule, les non dits à l’occasion de quelques moments forts comme le soudain coup de gueule de Lincoln frappant des deux mains sur la table ou le visage bouleversé de Stevens sur le point de mentir au Congrès. Le mouvement irrésistible du film possède cette beauté des grands classiques, comme une symphonie de Beethoven, traversé d’éclats d’images, la vision fulgurante de Lincoln-Achab se rêvant à la proue d’un navire filant sur l’océan, la scène du rideau déjà citée, l’étrange tableau de Lincoln sur son lit de mort, l’oreiller sanglant.
(A suivre)
Photographies : © 20th Century Fox
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