Assurance sur la mort (21/11/2012)
Après John Carpenter et Abel Ferrara, c'est une bonne nouvelle que de pouvoir se mettre sous l’œil un nouveau film de William Friedkin Malgré les six années séparant Bug (2006) de Killer Joe (2011), ce dernier vient confirmer la vitalité du réalisateur, la maîtrise toujours bluffante de sa mise en scène et sa capacité à reprendre tout en les renouvelant ses motifs de prédilection (Le Mal, les amis, le Mal !). Entre baudruches et divertissements standards, en attendant le Mud de Jeff Nichols, voilà qui entretient la flamme d'un cinéma américain trop ronronnant.
Killer Joe s'ouvre sur quelques minutes d'une intensité qui me rappelle que Friedkin prenait avis à ses début auprès de Howard Hawks. Il sortait avec la fille du maître, ce qui est pratique. La nuit, un éclair violent, la pluie, un chat noir traverse l'écran large, des phares, un chien qui hurle, un plan très large qui va se resserrant. Un jeune homme éperdu tambourine sur l'une de ces mobile-home des échoués du rêve américain. La porte s'ouvre et le jeune homme se trouve nez à nez avec un sexe de femme. C'est celui de Sharla, sa belle-mère. C'est ainsi que l'on fait connaissance au sein d'un chaos aux limites du fantastique, de la famille Smith. Admirons en cet instant l'ironie d'un patronyme excessivement banal pour une famille qui ne l'est en rien. Le jeune homme c'est Chris (Emile Hirsch), petit voyou et petit trafiquant qui a des dettes. Ansel est son père, abruti par la vie (Admirable visage de l'acteur Thomas Haden Church), remarié avec Sharla que nous venons de découvrir (La sublime Gina Gershon donne tout). Enfin, Dottie (Juno Temple, troublante) est la jeune sœur, joli visage d'ange, foyer d'innocence et pivot du film. Comme dans tout bon film noir, Chris doit payer ses dettes ou mourir. Il propose donc à sa famille modèle de tuer sa mère, partie avec un autre type, pour toucher l'assurance vie. Ô combien de malfrats se sont lancés dans cette affaire. Chris se croit plus malin et a prévu d’engager un tueur professionnel, le Joe du titre. Joe est un flic façon cow-boy texan bien que le film se situe en Louisiane, ange noir tout de noir vêtu, des bottes au chapeau. C'est un puritain et un mystique, tueur pour arrondir ses fins de mois et complètement obsédé. Dans le rôle, Matthew McConaughey est ahurissant, délectable, réussissant un beau doublé avec sa prestation du Mud de Jeff Nichols cité plus haut.
Sans le sou, Chris va proposer en échange à Joe sa sœur vierge. Car Joe est tombé sous le charme de Dottie. Le démon est subjugué par l'ange, la belle par la bête. Histoire éternelle. Friedkin introduit du mythe universel sous le vernis de surface du polar, du drame au sein de personnages et de situations vues mille fois. L'histoire de Chris et de sa famille de bras-cassés prend la dimension d'une tragédie américaine grand style que Friedkin pervertit d'une ironie qui lui est propre. Chris est l'homme luttant contre le Destin. A lui l'initiative, à lui aussi l'échec programmé. Quoi qu'il entreprenne, le destin lui fera un douloureux croc-en-jambe. Il sera broyé (un vrai calvaire dont Friedkin nourri d'imagerie chrétienne multiplie les références visuelles) pour avoir tenté de s'en sortir et s'être mesuré à des forces qui le dépassent (Digger Soames son créancier, puis Joe). Friedkin le montre hyperactif, courant à travers l'espace du film, frénétique dès la première scène, enfermé dehors, à la recherche d'une ouverture, semblant fuir une force mauvaise, en butte à l'hostilité du monde : l'orage, le chien. Il faut dire aussi que Friedkin souligne le désordre moral de son héros. Motivé par de fausses valeur, l'argent en premier lieu, Chris s'aveugle, s'obstine et passe toutes les lignes les jaunes puis les rouges. Comme le père Karras ou le flic Richard Chance, Chris n'est pas de taille et le paye au prix fort.
Face à lui, le Destin s'incarne en la personne de Joe, nouvel avatar d'une longue lignée d’incarnations du Mal habitant l’œuvre du réalisateur. Joe ressemble étrangement au personnage de Rick Masters joué par William Dafoe To live and die in L.A. (Police fédérale Los Angeles – 1985) : cheveu lisse, tiré à quatre épingles, langage précieux, esthète, sensuel, filmé avec densité et amour du détail quand la caméra détaille son extravagante tenue noire. Il a aussi, on en revient au côté mystique, quelque chose du pasteur Harry Powell de Night of the hunter (La nuit du chasseur – 1955). Friedkin pousse une analogie avec le vampire. Introduit dans la famille (un vampire doit être invité à entrer), il prend possession de la jeune vierge qu'il séduit érotiquement au cours d'une scène très sensuelle. Il occupe alors l'espace, prend le contrôle et déchaîne une violence terrifiante quand il comprend que l'on a tenté de le berner. Comme dans toutes les légendes, le Diable n'apprécie pas qu'on le floue et seule l'innocence peut l'arrêter. Dottie incarne cette figure, femme enfant que l'on découvre recroquevillée sur son lit. Fragile, presque transparente, elle est la Pureté menacée comme la petite Regan de The exorcist dont l'âme est une nouvelle fois l'enjeu du combat au cœur du film.
Le scénario de Tracy Letts d'après sa pièce, comme pour Bug, brasse toutes ces références allégoriques qui nourrissent la mise en scène de Friedkin en lui donnant matière à des scènes de grande intensité. Le découpage sophistiqué et le montage une nouvelle fois signé Darrin Navarro orchestrent les rapports de domination et de manipulation entre les personnages, jouant entre tension et explosions de violence, maîtrisant des scènes qui vont loin, très loin dans la folie comme la dernière scène, tétanisante, où se mêlent humiliation sexuelle, parodie de rite familial (le repas avec les Grâces) et violence graphique.
Tout ceci pourrait irriter si ne se superposait un regard sur l'Amérique qui incite à la réflexion. Toujours moraliste, Friedkin livre un portrait de son pays gangrené par la drogue, la célébrité à tout prix, l'argent comme valeur absolue, la violence comme mode d'expression, et surtout un détonant mélange de bêtise et de prétention. Impitoyable mais sans mépris. Le pathétique de cette Amérique pauvre et perdue, s'incarne dans le personnage du père qui incarne ceux qui ont renoncé. Ansel est lent à la détente. Il est un père inutile comme le père de Regan était absent. Il sera incapable de protéger ni ses enfants ni sa femme. Face à lui, Friedkin souligne sans complaisance les valeurs dans lesquelles se réfugie Chris, l'argent mais aussi son rêve d'ailleurs et d'un couple incestueux et improbable avec Dottie. La vision du réalisateur est donc d'un pessimisme radical, ce qui n'est pas nouveau. Mais il la tempère du regard fier de Dottie, ce plan final où le mal vacille une nouvelle fois. Killer Joe m'apparaît comme plus globalement réussi que le déjà très réussi Bug, moins théâtral malgré les mêmes origines, avec sa juste distance ironique, un grand film sur notre monde d'aujourd'hui.
Photographies :© Pyramide Distribution
08:25 | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : william friedkin | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
J'ai vu le film presque dès sa sortie et sa compréhension m'est encore un problème, en particulier parce que les archétypes me paraissent mouvants et ambigus.
Dans la lecture que vous proposez, Dottie incarne l'innocence, or très vite, et au grand étonnement de son frère et de son père, elle va approuver l'idée du meurtre de sa mère. Elle n'est donc pas tout à fait pure, ni innocente, mais elle en présente les attributs, aidée par quelques éléments signifiants : la couleur blanche dominante, la poupée, la maison de poupée (n'est-ce pas terrible que quelques éléments connotés nous tiennent lieu de preuve de... ?)
Idem Killer Joe, figure du Mal mais qui lui n'en présente pas les attributs par contre, il a ces attentions, ces manières en effet, idem le créancier de Chris qui est débonnaire et paternaliste mais qui commande la pluie de coups, idem Sharla qui a une double vie et des intentions triples.
Oui, c'est le grand désordre moral dont vous parlez, jusqu'au chaos final (la somme des lignes rouges franchies à la fin par Dottie est presque in-croyable) mais alors je ne comprends pas comment vous parvenez à la conclusion que le "mal vacille", puisque le mal est cette fois incarné par Dottie elle-même (porteuse du fruit du Mal).
Et si Killer Joe n'avait raté sa vie d'honnête homme que de pas grand chose, tandis que Dottie est en puissance et en acte le Mal qui se cache dans toute innocence ?
Je reste dubitative en pensant à ce film, mais passionnée...
Écrit par : isabelle | 21/11/2012
Bonsoir Isabelle. Merci de votre commentaire qui me donne un autre éclairage sur le film. Je me suis peut être trop laissé entraîner sur une analogie avec "L'exorciste". Pour moi, Dottie n'a pas que les attributs de l'innocence, elle l'incarne et quand elle franchit les lignes, c'est qu'elle est "possédée", d'abord par son frère et leur amour limite qui lui fait accepter l'idée du meurtre, puis par Joe. On pourrait voir une sorte de métaphore du passage à l'age adulte (comme dans "l'Exorciste"), un peu tordue je vous l'accorde. Je vois la fin de façon positive parce que pour moi, elle se libère de leur emprise à tous les deux et s'affirme comme femme et mère et non plus sœur et objet sexuel soumis.
Pour Joe, je trouve qu'il a plus que des signes extérieurs. Le chien se tait quand il arrive. je pourrais vérifier plus précisément, mais il me semble qu'il a une sorte de don d’ubiquité. On le voit rarement se déplacer. Il est là, il surgit, il apparait et souvent il sait. On a le sentiment qu'il pénètre les pensées des autres personnages et il sait certainement les manipuler. Mais on peut imaginer qu'il cherchait une rédemption et que Dottie l'incarnait et qu'il échoue et que c'est la jeune femme qui emporte le morceau.
Ce sont nos visions et elles feraient peut être rire Friedkin. Vous soulignez justement l’ambiguïté de ce qui nous est montré et qui laisse une large marge d'appréciation au spectateur. C'est aussi un des charmes du cinéma de Friedkin que de jouer autant sur les limites.
Écrit par : Vincent | 21/11/2012
Vincent,
oui, finalement, j'entends vos explications et cette lecture-là.
Sans doute ai-je une réelle difficulté à considérer que les meurtres finaux doivent être considérés symboliquement comme une libération, car ma capacité symbolique du matricide, parricide, fratricide est alors mise... à mal...
J'ai été arrêtée peut-être par les - possibles - dons de Dottie aussi : elle a consenti au meurtre de leur mère alors qu'elle n'a pas assisté à la conversation (force du lien fraternel ?) ; sa capacité extra-ordinaire à se souvenir que sa mère a tenté de l'étouffer ; ou ce que j'ai considéré, a posteriori, comme sa capacité à modifier l'image vue par son frère à la télévision (l'explosion de la voiture).
Rendez-vous au prochain film de Friedkin ?!
Merci pour cet échange.
Écrit par : Isabelle | 22/11/2012
Isabelle, merci à vous aussi.
Pour ce qui est de la force symbolique, c'est à mon sens ce qui rattache toute cette histoire à la tragédie, Oedipe ou les Atrides donnent dans ce type de rapports... violents et sanglants. Je ne sais pas si c'est délibéré mais il y a toujours eu une fascination des américains pour ces mythes anciens.
Votre évocation des "dons" de Dottie, dons qu'elle ne maîtrise pas ou qu'elle subit peut être me ramènent encore à "L'exorciste" et au terreau favorable que constituait la fillette.
A bientôt
Écrit par : Vincent | 26/11/2012
Les Atrides, oui, une histoire d'adolescent encore : Le sang des Atrides de Pierre Magnan (ah ne me parlez pas de la Provence, sinon je suis fâchée)
Écrit par : Isabelle | 28/11/2012
Baby Doll meets Série Noire meets les Coen bros ?
Écrit par : jocelyn | 23/08/2013
Salut Jocelyn, je rentre de vacances. C'est pas mal vu la référence à "Série noire", pour les Coen, il n'y a pas vraiement leur humour particulier qui allège bien des ambiances poisseuses. Le film reste du Friedkin pur jus, pas un gars qui rigole, quoi...
Écrit par : Vincent | 28/08/2013
Ouais, moi j'y vois un peu d'humour malgré tout. Massacreur, de mauvais goût, cruel, pas immédiat, mais bien présent. Pas typiquement coenien bien sûr, mais en même dose, en même équilibre scabreux.Vraiment.
Écrit par : Jocelyn | 28/08/2013
Je suis d'accord, il y a une sorte d'humour, très particulier quand même (le pilon de poulet, c'est particulier !), mais ça me semble différent de celui des Coen, plus basé sur la connivence avec le spectateur, les références, tout ça... Disons que sur ce film, mes rires éventuels étaient un peu nerveux :)
Écrit par : Vincent | 28/08/2013