Cannes 2008 : Défense du conte (20/06/2008)
Comme Ed de Nightswimming, je sentais qui me serait difficile d'écrire sur Un conte de Noël, son dernier opus. Complexe, brillant, riche de forme comme de fond, peut être un peu trop comme le souligne le bon Dr Orlof. Ce n'est pas un film facile à aborder, surtout pour le défendre avec la sale image que se trimballe son réalisateur. Parce que l'on peut parler de la mise en scène, virtuose, usant d'un langage cinématographique varié, souvent ludique avec ses ouvertures et fermetures à l'iris, les split screen, les adresses à la caméra, le théâtre d'ombre, les voix off, les ellipses, les mouvements sophistiqués, l'unité de temps disloquée à plaisir. On peut parler de la photographie chaude d'Éric Gautier, de l'ambiance familiale dorée et bourgeoise, de cette atmosphère de Noël sur Roubaix, la ville dont Desplechin est originaire. On peut citer si, comme moi, on pense que le cinéma a été inventé pour filmer les femmes, les portraits de Catherine Deneuve, Chiara Mastroianni, Emmanuelle Devos et Anne Consigny. On peut parler aussi de la musique de Grégoire Hetzel, dans la lignée des partitions de Georges Delerue, et de l'utilisation de musiques diégétiques mêlant une grande culture, du jazz au style électro. La culture, parlons-en. Elle s'étale ici ostensiblement : théâtre, marionnettes, littérature, philosophie, cinéma, religion, peinture, métaphore mythologique, tout l'ensemble d'un cinéaste à l'intellectualisme revendiqué. On pourra terminer par les acteurs, tous excellents dans des registres attendus (Amalric, Devos) ou moins (Deneuve au superlatif, Consigny, Mastroianni). Et puis cette façon de faire jouer les enfants, et puis ces dialogues si travaillés, et puis ce ton qui mêle le drame au badinage. « Je ne t'ai jamais aimé / Mais moi non plus ». Ah, ça en a énervé plus d'un. Et enfin cet art difficile de nous immerger dans un groupe vivant, oui, vivant, et de nous donner le plaisir de les suivre comme si l'on faisait partie de la famille, du groupe comme dans Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle).
Une fois écrit tout cela, on peut pourtant avoir au bout du clavier un « mais ». Un « mais » insistant que l'on cherche à creuser et qui occulte petit à petit tout le reste. Mais quoi ? Suis-je donc tellement baigné dans l'air du temps qui se plaît à flageller notre cinéma national ? N'y a-t'il pas moyen de s'enthousiasmer sans arrière pensée pour un film français, sans être sur la défensive ? Sans chercher à l'excuser ? D'accord, Desplechin n'est pas le plus mal loti et ses films sont plutôt bien accueillis. Mais ils déclenchent des attaques violentes en forme de coups de pied de l'âne, d'autant plus redoutables et marquantes qu'elles se drapent dans la vertu outragée : réactionnaire, machiste, conservateur, bourgeois (argh : horreur absolue), autiste au monde d'aujourd'hui, raciste ou peu s'en faut. On retrouve tout ceci concentré dans une tribune du Monde signée Emmanuelle Retaillaud-Bajac, historienne. Alors moi, ni une, ni deux, je monte au créneau sur mes grands chevaux, ce qui est un peu casse-gueule, mais qu'importe, taïau !
Madame, Arnaud Desplechin est un cinéaste et à ce titre un artiste libre de parler de ce qui l'intéresse et d'ignorer avec superbe ce qui se passe dans les jardins d'à côté. Chaque cinéaste cultive son jardin et libre à vous de n'en pas manger les légumes.
Madame, vous nous parlez de la diversité de notre société pour vous plaindre qu'elle n'apparaît pas dans Un conte de Noël. Vous oubliez un peu vite que si cette diversité est une réalité, elle est loin d'être homogène. Si vous alliez faire un tour chez mes beaux-parents, vous seriez surprise de son absence, sans doute du même ordre que celle dans la bourgeoisie de Roubaix ou dans le Paris rêvé de Jean-Pierre Jeunet.
Madame, les films américains avec leurs quotas de noirs, d'hispaniques et d'hawaïens du sud-est sont ridicules et hypocrites. Ils ont conduit au personnage de Morgan Freeman dans l'histoire de Robin des bois. Le scandale, ce n'est pas l'absence de noirs dans les films, mais le fait que les nègres ne puissent réaliser, produire et distribuer leurs films. La diversité, c'est quand un cinéaste comme Quentin Tarantino, blanc, film une icône de la blaxploitation, Pam Grier, noire, comme Joseph Von Sternberg filmait Marlène Diétrich, avec amour. Sinon, c'est de la bonne conscience écoeurante associée à du ratissage commercial.
Madame, je crains que vous ne vous soyez endormie pendant le film, parce que les personnages de Catherine Deneuve, Emmanuelle Devos et Chiara Mastroianni manient le verbe hautement et la dernière a l'initiative sexuelle. La scène est par ailleurs très érotique pour un mâle pâle, hétérosexuel comme je le suis, et bien que cela m'ennuie de vous donner des arguments.
Madame, la famille décrite par Desplechin est socialement typée, certes, mais c'est le propre des bons scénarios d'être justes sur ce dont ils parlent. Est-elle minoritaire ? Je pourrais répondre : Et alors ? Mais je préfère vous retourner cette question : Par qui croyez vous que Nicolas Sarkozy a été élu ? Une minorité ?
Madame, votre diatribe est finalement assez méprisante pour le cinéma en général et Desplechin en particulier. J'ai surtout l'impression que vous lui reprochez ce qu'il est et de ne pas faire les films d'autres. Le genre d'argument qui me faisait déjà bondir appliqué à Robert Guédiguian. A vous lire, je me dit que nous ne sommes pas sortis de l'auberge.
Madame, j'aime, moi, Un conte de Noël. Je ne sais pas si c'est un chef d'oeuvre, je manie ce mot avec parcimonie pour ne pas le dévaloriser. Mais je pense que c'est le film le plus réussi d'Arnaud Desplechin, le plus rond, le plus léger, le plus clair. Une belle synthèse de ce dont son auteur est capable et un bel objet plein, généreusement, de cinéma.
Photographie : © JC Lother / Why Not Productions
Un autre avis sur Balloonatic
Une autre charge de Pascale Bodet sur Chronic'art
Une autre contre-attaque de Laurent Delmas
07:40 | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : cannes 2008, arnaud desplechin, polémique | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Le texte de Retaillaud-Bajac est pour le moins maladroit surtout dans sa partie finale, "sociologique", où elle oppose bêtement le cinéma de Desplechin à celui de Cantet. Ce qu’elle dit par ailleurs n’est pas si faux, sauf qu’on voit trop les ficelles de son argumentation, passer rapidement, en les énumérant, sur les vrais problèmes - fictionnels - soulevés par le film pour aller à ce qui lui tient réellement à coeur: la dimension nécessairement politique que devrait revêtir tout film, même le plus intime, ce besoin impératif, au nom de quel principe?, d’être un reflet du monde. Discours éculé qu’on a dû entendre mille fois, allant pour le coup à l’encontre du but recherché puisqu’il finit par donner raison aux défenseurs du film dont effectivement je ne fais pas partie. Sinon j’aime bien l’assonance dans votre texte entre Retaillaud et "taïaut". Depuis l’affaire Denicourt, on imagine bien en effet Desplechin dans le rôle de la bête, poursuivie avec hargne par la "meute" féminine.
PS. Parmi les critiques (négatives) du film de Desplechin, je recommande vivement celle de Slothorp:
http://slothorp.blogspot.com/archive/2008/05/29/commment-j-ai-ete-cocu.html
Écrit par : Buster | 20/06/2008
Ce texte fatigant publié par Le Monde aura au moins eu le mérite de te débloquer pour parler de ce beau film. Inutile de dire que je partage entièrement ton point de vue.
Écrit par : Edisdead | 20/06/2008
Il faut dire qu'ils ont fait fort le Monde entre cette chronique et celle encore plus bête de Finkielkraut sur "Entre les murs" (que tout comme Underground de Kusturica il fustige sans l'avoir vu):
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2008/06/03/palme-d-or-pour-une-syntaxe-defunte-par-alain-finkielkraut_1053101_3232.html
Je pensais peut-être écrire bientôt sur ces deux chroniques et surtout sur les visions manichéénnes et réductrices du cinéma qu'elles induisent. Mais je n'ai pas eu le courage... jusqu'à ce que ton texte me le redonne. Donc merci.
Pour autant, je peux entendre certains reproches de "volontarisme" à l'encontre d'Un conte de Noël. C'est ce que dit Pascale Bodet et je ne mets pas du tout son texte ni les autres négatifs dans le même sac que cette chronique. Ce qui m'amuse, c'est aussi la rivalité malgré certaines similitudes entre "la bande à Desplechin" et "la bande à Bozon" qui n'ont pas l'air de se sentir, bien que partageant en apparence certains points communs dans leurs postures, leurs influences, leurs goûts (entre autres Wes Anderson et sans doute un paquet de musiques). Alors, c'est quoi ? La différence d'âge ? Une rivalité entre khâgnes rivales ? De cette rivalité entre les "Mods" et les Normaliens de "Comment je me suis disputé", on pourrait presque en faire un film : quelque chose entre un "West side story" atonal et un "Steak" un peu plus relevé.
Sinon, pour en revenir au film, c'est après "Lady Chatterley" sans doute le second "film français qui fait évènement" qui assume le plus clairement l'ombre portée de Truffaut (et a souvent l'air d'un film "qu'il réaliserait aujourd'hui s'il était encore là"). Comme quoi, plus de vingt ans après sa disparition, il continue à incarner une autre "certaine tendance du cinéma français".
Écrit par : Joachim | 20/06/2008
Alors ça ! Les Bozon's Boys vs les Desplechin's Bad Guys, vu d'ici (c'est à dire de très loin, soit chez quiconque n'habite pas Paris et n'a aucun pied dans le monde du cinéma), c'est une lutte d'influences aussi étonnante que délectable. Vite Joachim, développe nous tous ça, chez Vincent ou chez toi, qu'on rigole...
Écrit par : Edisdead | 20/06/2008
Buster, déjà merci de votre visite.
Ce qui me gène dans les deux textes de Bodet et Retaillaud-Bajac, c'est le côté attaque personnelle, doublé dans celui du Monde d'une rapide évacuation d'arguments sur le cinéma. C'est plus habile chez Bodet mais je sens un fond identique. Comme l'exprime bien Ed, vu de chez nous, on a l'impression de gens qui se connaissent, de choses non dites qui dépassent l'exercice critique, même négatif comme chez vous ou chez Slothorp.
Par exemple quand P Bodet critique l'échange entre mère et fils, elle en tire des conclusions sur Desplechin, sur le fait qu'il fasse parler ses personnages sur ce ton, elle ramène le problème à lui. Mais c'est, en ce qui me concerne, le même type de ton, la même façon de dire avec légèreté des choses graves, que l'on retrouve chez Hawks (cinéaste effectivement très masculin). je trouve dommage de reprocher à Desplechin de ne pas emprunter les voies balisées du cinéma français ordinaire. Dommage de balayer sa mise en scène, qui peut irriter comme le dit Joachim par son volontarisme, mais quand même, qui propose autre chose que ce que l'on voit tous les jours, ces esthétiques de télévision, ces photographie plates, ces champs/contrechamp et ces regards-lourds-de-signification.
Enfin, j'ai discuté ce soir avec une jeune femme qui avait vu le film et j'ai enfin trouvé une femme (une de ses amies,) qui l'aimait. Je commençais à douter.
Écrit par : Vincent | 20/06/2008
Je n'apprécie pas le cinéma de Desplechin pour diverses raisons avec lesquelles je ne vais pas vous embêter aujourd'hui, mais l'argumentaire de l'article du Monde est affligeant de bêtise satisfaite et je voulais juste dire bravo à Vincent d'avoir aussi élégamment renvoyé dans les cordes son auteur !
Écrit par : Ludovic | 23/06/2008
Ah oui! Merci Vincent. Très bon texte, d'une justesse imparable.
Le texte du Monde est vraiment consternant de bêtise et représente pour moi l'horreur absolu du "Moderne" actuel (que l'idiote se réclame de Christophe Honoré ne m'étonne pas du tout!)
Mais comme tu le soulignes fort justement, l'historienne politiquement correcte ne parle jamais de cinéma mais d'un succédanée de sociologie bas de gamme qui n'appelle finalement aucune réponse. Ben oui, chez Desplechin on parle de bourgeois et il n'y a pas de noirs. Chez Proust non plus! Faut-il pour autant le bruler?
Écrit par : Doc Orlof | 23/06/2008
Maintenant que vous le dites, Dr Orlof, il n'ya effectivement pas beaucoup de Noirs chez Proust...
Bien malin d'ailleurs qui pourrait en dénicher, et cela pose question, on ne peut pas faire comme si cela était normal, cela signifie voyez-vous, cela fait sens, et ce n'est pas bien beau.
Bon, bien sûr Proust tente parfois, fort maladroitement, de se rattraper avec la bisexualité, mais on n'y croit pas une seconde.
A brûler ? Non, à oublier tout simplement.
Écrit par : Ludovic | 24/06/2008
bien sur, ce genre d'attaque facon police politique de bas étage est idiote.
mais etait-ce nécessaire de deranger Proust pour autant ?
il y a un MONDE quand même entre Proust et Desplechin.
et je ne suis pas certain d'avoir compris votre commentaire Ludovic.
"bien sûr Proust tente parfois, fort maladroitement, de se rattraper avec la bisexualité, mais on n'y croit pas une seconde. ", c'est de l'ironie ?
Écrit par : christophe | 24/06/2008
Je ne compare pas Desplechin à Proust mais ce qu'on dit du cinéaste pourrait fort bien s'appliquer à l'écrivain. J'ai d'ailleurs déjà entendu des personnes reprocher à l'écrivain de ne s'intéresser qu'à un milieu "étriqué"!(sic)
Ludovic a raison d'ironiser mais n'empêche que cette bien-pensance est étouffante et de pire en pire. Je pense que personne ne m'accusera d'avoir la moindre once de bienveillance pour l'immonde droite française mais ce type d'attaque politiquement correcte m'a aussi éloigné de la gauche lorsqu'elle s'érige en incarnation suprême du Bien. Ca remonte au lycée lorsque j'affirmais mon amour (déjà!) pour le cinéma de Woody Allen et qu'un petit camarade, déjà très bien pensant (il militait au mouvement lycéen des droits de l'homme : c'est dire!) me rétorqua qu'il s'intéresserait à ce cinéaste quand il mettrait des Noirs dans ses films!
Il n'est pas impossible qu'à l'heure actuelle, il écrive dans "le monde"!
Écrit par : Dr Orlof | 24/06/2008
ha mais je vous suis completement dans votre repugnance pour la bien-pensance de gauche. bien-pensance qui trop souvent n'a rien a voir avec pensée.
juste, Proust ne se reduit pas a de l'introspection, A la recherche du temps perdu, qui comme vous l'avez dit est aussi la peinture d'une classe sociale, contient en sus nombre de reflexions sur des faits de son epoque (affaire Dreyfuss, Grande guerre...). donc Proust ne me semble pas etre un bon exemple pour defendre le droit du createur a se foutre du social et du politique.
et je n'etais pas sur de l'ironie de la phrase de Ludovic, c'est pour ca que je demandais.
Écrit par : christophe | 24/06/2008
C'est justement cela qui est grave, Christophe, et dont s'inquiète à juste titre Dr Orlof : que ma phrase puisse ne pas être ironique (elle l'était bien !), que quelqu'un puisse écrire en toute bonne foi ce que je viens de parodier.
Écrit par : Ludovic | 25/06/2008
Bonjour à tous, vous pardonnerez à votre hôte son mutisme au cours de vos échanges, j'étais en stage à Paris.
J'aime assez le lien entre Proust et Desplechin. Outre les arguments avancés par le Dr, je trouve chez eux une même ambition dans la pratique de leur art, un même goût de la virtuosité, dans la construction de la phrase ou dans celle du montage. Il y a aussi et j'y suis sensible, cette façon de s'inscrire dans une riche histoire artistique. Comme chez Zweig ou Sandor Márai que je lis en ce moment, il y a de nombreuses références à une vaste culture européenne remontant à l'antiquité, une fierté à l'évoquer et d'en faire, aussi modestement soit-il, partie. Je trouve dommage que l'on reproche cet aspect de son cinéma à Despechin, même si l'on peut trouver sa façon de faire trop ostentatoire. Mais j'ai le sentiment qu'aujourd'hui, "intellectuel" est devenu un gros mot.
Ceci étant, Ludovic, je pourrais partager certaines de vos critiques sur notre homme et je ne dis pas, Christophe, que Desplechin est un équivalent cinématographique à Proust. Il y a certes un monde entre eux, une époque aussi. Mais sommes nous les mieux placés pour nous en rendre compte ? L'accueil de "La recherche..." par ses contemporains m'en fait douter.
Écrit par : Vincent | 25/06/2008