Chabrol ! (17/08/2007)
Alors, on va bien sûr parler d'une nouvelle exploration par Chabrol des turpitudes de la bonne société. Il y a bien un secret mal enfoui, de fines parties dans une maison close de luxe, de la vie de province où tout le monde sait tout sur tout le monde et le cynisme du principe de réalité. C'est vrai mais ce n'est pas forcément l'essentiel dans la mesure ou ce milieu si souvent présent dans le cinéma chabrolien me semble avant tout une terre cinématographique au même titre que le Mexique de Sam Peckinpah où l'ile de Farö pour Ingmar Bergman. Une terre, un espace dans lequel Chabrol peut décliner ses thèmes favoris : la corruption du pouvoir (livré à l'ivresse) et la perversion de l'innocence. Un espace dans lequel il peut filmer tout à loisir ce qu'il aime par dessus tout : les livres, la bouffe, les grands crus et les belles femmes. Et puis citer ses grands maitres puisque, comme Rivette, son cinéma s'est formé chez Hawks, Lang et Hitchcock.
Perversion de l'innocence, Gabrielle Deneige (merveilleuse trouvaille) est issue de la longue lignée d'héroïnes à laquelle je rattacherai les personnages de Stéphane Audran dans Le boucher, Isabelle Huppert dans Violette Nozières et Madame Bovary, Sandrine Bonnaire dans La cérémonie ou encore Emmanuelle Béart dans L'enfer. Ludivine Sagnier y trouve sa plus belle composition et Chabrol a l'élégance de ne pas nous la filmer nue façon Ozon au bord de la piscine, faisant preuve de beaucoup de pudeur, y compris dans une scène difficile dans laquelle elle se livre à un caprice de l'écrivain. Comme les personnages précédents, Gabrielle est innocente d'âme même si elle est tout à fait une femme moderne, libre, ambitieuse et autonome. Elle est prête à s'émerveiller et à s'investir dans une passion, prête à tout donner. « J'ai brulé mes malles en venant ici » disait la Vienna de Johnny Guitar. Hélas pour elle, le monde étriqué dans lequel nous vivons est bien cruel aux rêveurs et Gabrielle va encaisser de rudes coups. Elle synthétise donc nombre de caractères des héroïnes de Chabrol mais celui-ci, certains réalisateurs évoluent ainsi avec l'age, fait preuve d'indulgence et lui offre une chance de salut. Ce finale est d'autant plus touchant qu'il est aussi une sorte de retour au cinéma des origines, celui de Georges Mélies, avec sa filiation avec la prestidigitation, la surimpression et ce magnifique gros plan qui clôt le film.
Gabrielle agit comme un révélateur pour les autres personnages. Elle ramène Charles Saint-Denis, l'écrivain, à la fois à une certaine jeunesse à travers la passion qu'il lui inspire, mais aussi à ses propres limites puisqu'il préfère le confort de sa vie réglée entre femme compréhensive, éditrice maternelle et perversions du samedi soir entre amis. Francçois Berléand lui donne un visage fort mais roué, avec ses citations littéraires continuelles, ses piges au Nouvel Observateur et sont réel talent d'écrivain. Le portrait est caustique mais reste humain avec d'une part la gourmandise épicurienne du personnage et quelques scènes émouvantes, notamment celle où il la revoit lors de l'essais de la robe de mariage. Saint-Denis est aussi non sans humour une facette de Chabrol, artiste jouisseur (et doué!) mais pris entre pouvoir confortable et aspirations plus élevées. Chez Paul Gaudens, Gabrielle fait aussi ressortir le meilleur avant de provoquer le pire. Benoît Magimel joue sur le fil de l'excès les postures de dandy ridicule du jeune héritier. Mon amie, pendant la séance ne cessait de répéter à chacune de ses apparitions : « Mais c'est trop, là c'est trop ». Pourtant, si ses premières approches hérissent, on finit par croire à sa sincérité et le personnage prend de l'épaisseur. D'une façon plus générale, la réussite du film tient en partie au travail de Chabrol sur ses personnages. Il y en a une dizaine et aucun ne tombe, comme parfois dans ses films, dans la caricature ou le schématisme. Tous ont de l'épaisseur, il n'y a pas de faire-valoir. Les deux personnages de mère joués par Caroline Sihol (Paul) et Marie Bunel (Gabrielle) sont à et égard remarquables, possédant leur histoire propre et agissant en cohérence pour leurs enfants, chacune à leur manière. Et pour finir avec les femmes très présentes ici, je tiens à saluer la prestation de Mathida May terriblement sensuelle avec ses premières rides et sa ligne toujours impeccable en Capucine Jamet, éditrice de Saint-Denis et sorte d'ange noir de ses débauches.
La réussite de Chabrol, c'est évidemment une mise en scène particulièrement maitrisée et inventive. Subtile, elle n'est pas voyante, pas de mouvements d'appareils sophistiqués, mais une limpidité dans la conduite du récit sans défaut. La fille coupée en deux est l'un de ses plus beaux montages, sans un temps mort, sans un plan qui ne réponde immédiatement à un autre. Le film progresse dans un grand mouvement logique qui se fait le plus souvent à l'intérieur des plans. Ainsi dès le début, la relation entre Saint-Denis et Capucine Jamet passe à travers une action anodine (l'arrivée d e l'éditrice au domicile de l'écrivain), un dialogue à la fois brillant (de Chabrol et Cécile Maistre) et fonctionnel, et ce petit geste en arrière plan esquissé de doigts baladeurs. Joli. Les ellipses sont amples (le voyage à Lisbonne), les rapports visuels inventifs (Le tramway qui ramène au souvenir toujours présent de l'écrivain) et il y a un travail formidable sur les couleurs. C'est Eduardo Serra qui signe la photographie et Chabrol joue en virtuose de compositions magnifiques, les tons beiges de la première scène chez l'écrivain, l'utilisation du rouge pour Gabrielle, couleur de passion et de mort (Le filtre du générique annonce le mécanisme qui fera se rencontrer l'écrivain et la jeune femme), la soirée où les costumes noirs forment un écrin à la robe rouge, je pourrais continuer encore mais je ne voudrais pas lasser. Et préserver quand même le plaisir de la découverte (je me suis d'ailleurs interdit de lire mes camarades blogueurs avant de voir le film). Vive Chabrol, donc, qui vient de nous offrir un film réjouissant, plein d'humour (la première partie est franchement sous le signe de la comédie), aux traits acérés (l'hilarante séquence de l'entretien télévisé, les soeurs Gaudens, les ridicules de l'écrivain) et finalement d'espoir avec le visage reconstitué, apaisé enfin, de la fille coupée en deux.
A lire aussi chez le Dr Orlof et Hyppogriffe.
Le site du film
Photographies : Allociné
10:45 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : Claude Chabrol, cinéma français | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Je vois que nous partageons le même enthousiasme. Très belle note avec laquelle je suis totalement d'accord. Je dois néanmoins insister sur un point qui me semble assez important au vue des réactions que je peux lire ça et là : "la fille coupée en deux" est, avant tout, un film de mise en scène et risque de décevoir ceux qui ne veulent qu'un suspense corsé et un polar rondement mené. Or ce n'est pas ce qui intéresse Chabrol qui préfère analyser en profondeur la violence et la complexité des liens sociaux sans pour autant tomber dans la caricature.
C'est ce qui fait de son film un objet en apparence "simple" et qui s'avère, au bout du compte, une de ses oeuvres les plus profondes.
Écrit par : Dr Orlof | 17/08/2007
Bonsoir, Vincent,
Magnifique note qui donne vraiment envie d'aller voir le film et bel "hommage" au talentueux Claude Chabrol !
A cause (ou plutôt grâce à tes blogs), je n'ai plus le temps de lire "notre" quotidien local préféré (hi hi hi... je plaisante, bien sûr)...
Bises.
Écrit par : Marie Thé | 17/08/2007
"(...) l'un de ses plus beaux montages, sans un temps mort, sans un plan qui ne réponde immédiatement à un autre."
C'est exact, il n'y a pas aujourd'hui dans le cinéma français films plus dialectiques que ceux de Chabrol, au tissu plus serré, plus dense.
Et plus le cinéma "indépendant" mondial se relâche, fait durer, joue de l'insignifiance et de la redondance, plus Chabrol se montre aigu, précis, plus il concentre.
On a beaucoup de chance que ce soit en France que la fidélité au cinéma classique est la plus passionnée et donne les plus beaux films du monde.
Écrit par : Hyppogriffe | 18/08/2007
Bonsoir,
Désolé de débarquer comme cela en apportant un bémol sur un film qui a apparemment beaucoup séduit. Je suis d'accord sur la précision de la mise en scène, en particulier les ellipses (la plus belle : celle de la montée de l'escalier), qui en fait de toute façon un film agréable à voir. Mais une fois que les éléments du récit sont en place, peu de surprises adviennent et toutes les figures et les thèmes chabroliens sont déroulés classiquement. Je sais bien que dire d'un auteur qu'il fait toujours le même film masque en général une méconnaissance du cinéaste (les critiques envers Woody Allen par exemple). Il me semble malgré tout que l'oeuvre de Chabrol après "La cérémonie" et "Rien ne va plus" n'évolue guère (mais encore une fois, chaque film est plutôt bon, il n'en fait plus de mauvais).
Pour finir, je suis d'accord sur le personnage (et l'interprétation) de Benoît Magimel, qui est finalement le plus attachant. Et contrairement à vous, je préfère Ludivigne Sagnier au bord de la piscine d'Ozon.
Écrit par : Ed Sissi | 24/08/2007