L'Art de Ford (02/10/2006)
Quelque chose que j'aime bien avec les blogs cinéma, c'est qu'au fil des lectures et des discussion, non seulement on peut découvrir de nouveaux films mais encore avoir envie d'en revoir certains que l'on pensait bien connaître et qui nous sont tout à coup présentés sous un jour tout à fait différent. On peut ainsi réévaluer tel film que l'on n'avait pas aimé où se retrouver impuissant à défendre tel autre.
C'est ainsi que l'autre jour, j'ai été pris de l'irrésistible envie de revoir Rio Grande, le film de John Ford, suite à une note plutôt assassine de Tepepa. Outre que je me suis surpris moi même du côté impérieux de cette envie, je me suis bien trouvé de l'expérience puisque je crois n'avoir jamais autant apprécié le film. Je dois avouer que j'étais resté, depuis ma dernière vision il y a quelques années, sur une impression assez proche de celle du chroniqueur. Et puis là, balance, j'ai découvert des tas de petites touches éminemment fordiennes qui m'ont ravi.
Le film résulte à la base d'un arrangement entre Ford et Republic Picture qui accepta de donner le feu vert au réalisateur pour faire L'homme tranquille à condition qu'il leur livre un western avant. La « trilogie de la cavalerie » qui comprend Le massacre de Fort Apache en 1948 et La charge héroïque en 1949 est donc une trilogie par nécessité. Rio Grande est tourné assez vite entre juin et juillet 1950 pour une sortie en octobre, ce qui laisse rêveur sur les délais de l'époque. Le film est assez mal aimé, tenu comme le plus faible de la série. Il y a pourtant la troupe de Ford, les thèmes de Ford et le style de Ford. Il est clair que le réalisateur avait déjà la tête en Irlande à préparer son projet suivant qui lui tenait tellement à coeur. Il a envisagé le film comme une récréation, injectant des séquences musicales et de comédie par simple plaisir et négligeant les réflexions philosophiques et historiques qui avaient donné leur poids aux deux opus précédents. Revenant au noir et blanc de Bert Glennon dans Le massacre de Fort Apache et Wagonmaster, il ne renouvelle pas non plus les fulgurances de la photographie en couleur de La charge héroïque.
L'intérêt du film est ailleurs. Ford a utilisé ce film de commande pour s'entraîner à réaliser L'homme tranquille. Rio Grande, c'est l'histoire d'un couple qui se crée et d'une famille qui se reforme. Le couple est un couple de cinéma, Rio Grande c'est la rencontre de John Wayne, le déjà mythique (dans le rôle d'un colonel nordiste luttant contre les apaches) et de Maureen O'Hara, la rousse la plus explosive (dans le rôle de sa femme sudiste). Ils se sont séparés voici 15 ans parce que le colonel, obéissant aux ordres, a brûlé la plantation familiale de sa femme. Elle lui en veut bien sûr à mort. Ils ont un fils. Le fils après avoir échoué à West Point vient de s'engager dans les troupes de son père. La mère revient pour le reprendre. Voici pour l'enjeu familial. Ford était assez angoissé à l'idée de tourner une simple « histoire d'amour entre adultes » comme il définissait L'homme tranquille. Le voilà donc qui teste son couple dans ce film sensément d'aventures, observant comment fonctionne l'alchimie des corps, les jeux de regards, les frôlements de doigts. Et ça fonctionne. Les deux grands acteurs créent un ensemble de moments intenses qui sont du meilleur Ford et qui seront poussés à leur paroxysme l'année suivante. Par exemple le baiser, premier baiser passionné depuis 15 ans : Wayne revient d'une mission de secours épuisante. Il pénètre dans sa tente, c'est la nuit. Il allume une lampe à pétrole et, à peine au fond de la tente, quasiment tapie dans l'ombre, la silhouette de O'Hara se devine, il se tourne, éclaire ses yeux, elle a les lèvres qui tremblent et ils se jettent fougueusement dans les bras l'un vers l'autre. Pas un mot n'est échangé, c'est tout l'art du cinéma muet, l'art du cinéma pur.
Plus célèbre, il y a cette scène dans laquelle Wayne et O'Hara ont dîné ensemble le soir même de l'arrivée de la femme. Jusque là, c'est fleurets mouchetés. La fanfare de la troupe vient leur donner la sérénade. Ils chantent I'll take you home again Kathleen, chanson irlandaise traditionnelle (mais il parait qu'elle a été écrite par un allemand !) dont la traduction est : « je te ramènerais à la maison, Kathleen ». Elle s'appelle Kathleen. Elle est troublée mais on sent qu'elle apprécie, il apparaît un peu de buée sur ses yeux. Ca dure. Il ne sait plus où se mettre tellement il pense se faire rembarrer. Il se tortille; légèrement en retrait, il n'ose la regarder, attendant l'orage. C'est du grand Wayne, digne de James Stewart quand il joue les embarrassés. Mieux encore, parce qu'il est John Wayne quand même. Finalement il se lance « Je ne suis pour rien dans le choix de cette chanson ». « C'est dommage, Kirby, ça m'aurait fait tant plaisir ». Et j'imagine Ford, son mouchoir aux lèvres, assis sous la caméra, jubilant intérieurement en se disant « ça marche, bordel, ça fonctionne ». Ce sont de grands moments. Voilà, c'est ça Rio Grande, la naissance d'un couple de cinéma qui fonctionne. Le reste, bien sûr, ne peut pas faire le poids. La problématique avec les indiens, Ford l'a déjà traité, ce n'est pas le lieu, il s'en contrefiche. Du coup certains ont trouvé ce film raciste ce qui est idiot. Les scènes d'actions sont bien emballées, le final est quasi abstrait, mais Maureen O'Hara n'y est pas alors on se dépêche de retourner au fort, avec un Wayne blessé. C'est sa contribution à l'équilibre familial puisque elle, elle pardonne et reste finalement.
Un dernier petit truc que je n'avais jamais remarqué. Wayne a une conversation avec son fils qu'il n'a plus vu depuis 15 ans lui aussi. C'est militaire. Quand le fiston sort, Wayne repère un trou dans sa toile de tente et s'en sert pour évaluer la taille de son rejeton. Il a alors un petit éclair de fierté dans l'oeil.
Le DVD
Le Bouquinde Patrick Brion que je viens de terminer. Joli pavé avec beaucoup d'illustrations.
Photographie : Speakesy.org
22:45 | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : western, john ford | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Très belle évocation de ce film, Vincent. Ce sont effectivement ces petits riens captés par les grands réalisateurs qui font durer un film, bien plus que le scénario ou la technique, et perviennent à nous parler tant d'années plus tard. Vous avez raison quant au rôle des blogs ("On peut ainsi réévaluer tel film que l'on n'avait pas aimé où se retrouver impuissant à défendre tel autre."), car j'ai revu après vos "remontrances" et celles du Uhlan, "Le Grand Silence" de Corbucci", que j'avais absolument méjugé...
Écrit par : Ludovic | 03/10/2006
Bon, je me tate pour le revoir encore à mon tour, parce que je ne me souviens pas du trou dans la toile de tente.
Si tu as envies de revoir "La poursuite Infernale" également, j'ai fais une petite note peu recommandable à son sujet ;-)
Écrit par : tepepa | 04/10/2006
Bonsoir, Ludovic, merci de votre passage. Ford était un des grands maîtres de ces petits riens. C'est vrai que l'on s'est quitté sur Corbucci la dernière fois. MK2 vient justement de sortir "Le spécialiste", son western avec Johnny Halliday que je ne connais pas.
Bonsoir Tepepa. J'ai lu ta note sur My Darling Clémentine. J'ai renonçé parce que j'étais au lit, un peu patraque. Mais je ne partage pas ton opinion, quoique j'ai vu ce film il y a une vingtaine d'années. Ce que je trouve étrange, c'est que tu as apprécié "La charge héroïque" pour les mêmes raisons qui t'amènent à critiquer "La poursuite infernale". Nous aurons l'occasion d'en rediscuter :). Et ceci dit, malgré tout, il y a bien un peu trop de chansons dans "Rio Grande".
Écrit par : vincent | 04/10/2006
Si c'est de l'absence d'action dont tu parles, c'est vrai, j'aime beaucoup "La charge héroïque", malgré le manque d'action, alors que j'ai été déçu par "la Poursuite infernale", à cause du manque d'action. C'est que dans "la charge héroïque", l'humour et la chaleur humaine font mouche, alors que dans "la poursuite infernale", la rivalité féminine et la confrontation Earp/Holliday m'ont laissé de marbre.
Et surtout, je n'aime pas le chapeau de Fonda :-)
Écrit par : tepepa | 04/10/2006
Alors, si c'est un problème de chapeau, je dois m'incliner :)
Blague à part, l'absence d'action (relative selon moi), oui, mais aussi le rytme du film, les scènes sur les tombes, l'humour que l'on retrouve avec l'acteur shakespearien, la pudeur dans le traitement de la relation Earp-Clementine, bref, tout ce qui fait l'essence de Ford. D'une certaine façon, ton texte est presqu'un éloge et ne change d'optique que le temps d'une ou deux phrases. ce qui m'étonne le plus, c'est que ces deux films sont proches, non seulement dans le temps, mais aussi dans l'esprit et dans le style. Paradoxalement, mais je te l'ai déjà écrit, tu es plus indulgent avec des films moins réussis somme "les cavaliers" ou "les deux cavaliers"...
Sinon, et c'est encore un point étonnant, c'est surtout dans ce film que le mythe Henry Fonda s'est construit : sa posture assis sous le porche, sa raideur quand il danse, son laconisme, c'est de ce film que viennent les inspirations de "Il était une fois dans l'Ouest" et "Mon nom est personne". Et même le chapeau y participe !
Écrit par : Vincent | 05/10/2006
Je suis plus indulgent avec ses films moins réussis, parce qu'ils sont beaucoup moins réputés. Il ne s'agit pas tant de dire qu'il s'agit d'un mauvais film, loin de là, mais plutôt d'une déception.
D'autre part, je n'ai pas vu "La poursuite infernale" quand j'étais jeune, ou en tout cas je ne m'en souviens pas. Ceci explique peut-être aussi pourquoi je l'ai moins aimé que "La charge héroïque" dont j'avais des souvenir très précis. Même topo pour "l'homme tranquille" dont je me souvenais de quelques scènes!
Et si à l'occasion je revois "La chevauchée fantastique", je risque d'être autrement plus enthousiaste, parce que là j'en ai des souvenirs fabuleux!
Écrit par : tepepa | 06/10/2006
Bonsoir, Vincent,
J'ai revu ce film, il y a quelques mois.
A chaque fois que je revois ce film, je reste sensible à la subtilité des "échanges" entre John Wayne et Maureen O'Hara (au niveau des regards, des gestes retenus, de la pudeur de leurs relations ; le lien à peine défait par quelques années de séparation qui se reconstruire peu à peu et avec une évidence incontournable). Quasiment sublime !
Non, non, Vincent, il n'y a pas, à mon goût, un peu trop de chansons dans ce film même si la chorale de soldats (qui sont par ailleurs prêts à massacrer des indiens sans avoir d'états d'âme), interprêtant une ballade sur une musique parfois un peu sirupeuse, peut prêter à sourire... (je ne fais pas allusion bien sûr à "I'll take you home again Kathleen").
Bises
Écrit par : Marie Thé | 06/10/2006
Comme promis, voici un petit avis pour vous souvenir du Blog-O-Thon pour ni autre qu'Alfred Hitchcock, qui prendra place le 15 novembre, au www.pasquish.blogspot.com!
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As promised here's a friendly reminder that on November 15th, I'll be hosting an Alfred Hitchcock Blog-A-Thon. Glad you're taking part!
http://pasquish.blogspot.com/2006/10/alfred-hitchcock-blog-thon.html
Écrit par : Squish | 08/10/2006