L’Étrangleur (20/01/2016)

L’Étrangleur (1973), un film de Paul Vecchiali

Une semaine avec Paul Vecchiali - Texte de Bruno Precioso

Le film sera diffusé le samedi 23 janvier à 20h30 au cinéma Mercury à Nice, présentation de Bruno Precioso, en présence du réalisateur

Le 3ème long-métrage de Paul Vecchiali est souvent défini comme le premier film pour lequel le cinéaste a obtenu une totale liberté de tournage, du moins de son propre aveu un film absolument nécessaire, nourri « de choses étranges et étrangères » ; le fruit de déambulations nocturnes et de rencontres fortuites, de dangers pressentis ou frôlés et d’intuitions au contact d’hommes à la dérive. Au terme de trois semaines d’errance au hasard de la banlieue, de nuits blanches suivies de séances d’écriture automatique, le scénario de L’Étrangleur s’était imposé. La gestation pourtant fut difficile, si l’on en croit le réalisateur confiant en 2006 (festival Entrevues de Belfort) avoir vécu « cinq années douloureuses, oppressantes » pour mener ce projet à son terme… De ces difficultés le film ne porte cependant pas la marque, s’inscrivant plutôt dans l’irrésolue légèreté somnambulique qui présida à sa naissance.

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Et sans doute Paul Vecchiali entretient-il une relation privilégiée avec les nuits blanches, qu’il en couvre la banlieue parisienne des années 1960 ou un port méditerranéen d’aujourd’hui et de toujours. Son dernier film s’ouvrait sur une phrase de Gide qu’eût pu faire sienne Jacques Perrin dans cet Étrangleur à trente ans de distance, « Obscurité, tu seras dorénavant pour moi la lumière. » On lui en préférera une autre qui rend compte de l’ambiguïté et de la dualité du personnage.

« Je reste enfant de cette terre et je crois que l’homme, aussi taré que tu le juges, doit faire jeu des cartes qu’il a. » André Gide, Œdipe (1931)

Car autour de cet Étrangleur, tous les personnages ont une forme d’étrangeté et des trajectoires mystérieuses (ou d’une transparence soupçonnable) ; le doux Émile bien sûr, mais aussi l’inspecteur Simon, Anna dont les motivations sont indécidables, ou l’anonyme Chacal… Autour de ces forces qui vont – vers où ? – gravite une galaxie de femmes appartenant à un autre monde, parfois onirique, parfois théâtral, en tout cas puissamment imprégné de la nostalgie contagieuse qu’Émile nomme maladie du bonheur. Car si nombre des thèmes et univers chers à Paul Vecchiali sont déjà présents dans ce 3ème film, il les dévoile ici avec un sens particulier du contre-pied. Rien de sordide, malgré les bas-fonds parcourus et le sujet même du film, tant la douceur est omniprésente dans cet ange de la Mort que campe Jacques Perrin. La poésie rend caduque tout regard moral et la galerie de portraits féminins réunis par la même insondable tristesse trouve un contre-point inattendu dans les relations qu’Émile noue avec chacun des protagonistes de cette course-poursuite où il devient difficile de déterminer qui poursuit qui.

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Le film dans sa construction procède d’un double mouvement paradoxal : la quête d’Émile est une quête intérieure et solitaire, visant un point du passé situé hors du temps, que seule la répétition permet de ressusciter – réconciliant Émile dans son être même ; l’enquête dirigée contre lui est conduite par un duo qui n’est pas un couple, dont l’enjeu est d’invoquer l’avenir pour empêcher que se reproduise le passé… Cette dialectique qui trouve de multiples échos dans les personnages est l’essence de la construction du film, portée en particulier par un montage qui disloque et recompose sans cesse le temps et l’espace, mais aussi par le travail d’introspection assuré par la musique de Roland Vincent.

L’ambiguïté se reporte jusque dans l’univers visuel du film, familier au réalisateur qui a tourné dans les rues mêmes de ses errances matricielles (XIVe arrondissement, autour de l’église de Montrouge, rue d’Orléans ou rue d’Alésia) et propose donc une reconstitution d’un réalisme presque documentaire des lieux et de l’atmosphère tout en décalant sans cesse les scènes pour les tirer vers le cinéma populaire des années 1940-50. Décalage qui pour autant ne signifie ni cynisme, ni 2ème degré, l’Étrangleur prenant résolument le parti de la candeur d’Émile et de sa sincérité, sans s’interdire un humour proche parfois de l’ironie tragique. Sur le plan de sa structure, le film flotte à l’image des déambulations nocturnes qui présidèrent à sa conception.

Faire face à la frustration semble être le mot d’ordre du film, puisqu’il s’agit ici de renoncer. Renoncer à la fantaisie pour le film de genre, abandonner l’attente du thriller dans sa résolution, quitter l’hypothèse du film psychologique et même le film noir pour se laisser porter par l’imaginaire criminel, irrationnel et poétique que reçoit en partage l’ensemble des personnages.

Cette dérive sur les bords troubles de la morale assumée par chaque personnage évoque d’autres figures de cinéma (à commencer par l’infinie succession d’assassins mis en scène par Hitchcock) mais là n’est pas l’enjeu du film. La figure récurrente est bien ici celle du regard : l’œil en quête de la détresse en l’autre, le regard qui se perd ou se fixe à l’approche de la mort, l’image d’un passé qui refuse de mourir et hante le regard d’Émile. La compréhension de ce qui se joue se fait souvent in absentia et le regard alors n’a rien à scruter… mais dans le face à face l’œil peut se faire vénéneux, tragiquement sincère, contagieux…

S’il se situe dans le domaine de l’onirique, cet Étrangleur appartient paradoxalement davantage au monde du rêve qu’à celui du cauchemar, se nourrissant d’intuitions impensées et cherchant désespérément à saisir un geste de beauté dans la brumeuse mélancolie des bas-fonds de faubourg.

Bruno Precioso

"Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima ?

Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L’espace qu’il parcourt est ma fidélité. Il dessine l’espoir et léger l’éconduit. Il est prépondérant sans qu’il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s’inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas ?"

René Char – extrait de Éloge d’une soupçonnée

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