Où que tu sois, où que tu ailles (partie1) (10/09/2015)
Johnny Guitar (1954) un film de Nicholas Ray
Autant dégainer les superlatifs d'entrée. Johnny Guitar (avec un « e » pour le titre français) de Nicholas Ray est l'un des plus beaux westerns qui soient et par voie de conséquence l'un des plus beaux films existants. Tourné en 1954, il n'a rien perdu de l'éclat de ses images à la poésie violente, ni du charme de ses dialogues ciselés maniant tour à tour l'amour, l'humour et la tension.
Je ne suis pas venu me battre monsieur Lonergan
Bart. Tous mes amis m’appellent Bart.
Merci Monsieur Lonergan.
La quintessence d'un genre et d'un style. Oui, Johnny Guitar est la quintessence du western et tout à la fois parce qu'il en possède le classicisme le plus pur et une audace atypique. Cette dualité est assumée avec fierté par Nicholas Ray dans ses deux aspects sans qu'il ne tombe jamais dans le piège du second degré parodique ni dans celui d'une intellectualisation qui aurait pu donner ce que André Bazin appelait le sur-western, « western qui aurait honte de n'être que lui-même ». Johnny Guitar, c'est d'abord une série B investie de l'intérieur sans sacrifier à ses fondamentaux. Dans le même temps, le réalisateur fait passer sa sensibilité viscérale, ses élans fiévreux et passionnés, son regard sur les hommes et les choses qu'ils font, avec un sens de l'équilibre qui force l’admiration. Le film est produit par par Herbert J. Yates pour son studio Republic, spécialisé dans le film de série mais qui aura longtemps John Wayne comme vedette. C'est aussi Yates qui produira le Macbeth (1948) d'Orson Welles et le duo Rio Grande (1950) et The quiet man (L'homme tranquille – 1952) de John Ford, le second conditionné par le succès du premier. A une époque où l'écran large du CinémaScope et le relief font fureur pour séduire les spectateurs américains attirés par la télévision, Johnny Guitar possède un format « carré » classique, un budget modeste et un procédé couleur, le Trucolor, procédé maison en alternative au prestigieux Technicolor. La distribution est menée par une star à un tournant de sa carrière (Joan Crawford), un acteur solide qui enchaîne les films de série (Sterling Hayden), un jeune premier en devenir (Scott Brady), et une, ma foi, bien belle collection de seconds couteaux typiquement hollywoodiens.
Nicholas Ray et Joan Crawford sur le tournage (Photographie The red List)
Le scénario est signé par Philip Yordan d’après un roman de Roy Chanslor qui ne m'a pas laissé un grand souvenir. L'écriture du film est assez obscure. Chanslor aurait fait un premier scénario rejeté par Joan Crawford. A partir de là, Ben Maddow serait le véritable auteur et Yordan lui aurait servi de prête-nom. Maddow, qui avait écrit The Asphalt Jungle (Quand la ville dort – 1950) pour John Huston, faisait partie des personnes sur la liste noire de Hollywood à cause de son engament communiste. Yordan de son côté, a signé des dizaines de scénarios pour des films souvent remarquables, pour Anthony Mann, Joseph H. Lewis ou Joseph L. Mankiewicz. Mais il est aussi connu pour avoir eu recours à des « nègres » et pour avoir été le spécialiste des prête-noms durant le maccarthysme dans un mélange risqué de talent, d'opportunisme, de cynisme financier et d'ambition. Difficile de faire le tri là-dedans, Yordan ayant souvent parlé de l'écriture du film (à Bertrand Tavernier par exemple), tandis que Maddow a nié, revendiqué, nié de nouveau être l'auteur, conservant son amitié à Yordan. Les joies du système ! Quelque soit l’assaisonnement de cette salade, le résultat est là.
Vienna, ancienne prostituée, a bâtit un saloon sur un terrain où doit passer le chemin de fer en construction. Elle fait le pari de la naissance d'une ville nouvelle dans cet endroit où l'on doit construire un dépôt. Elle se heurte aux éleveurs locaux menés par le gros propriétaire McIvers, qui à la fois redoutent ce développement de la région, et espèrent se l'approprier à leur profit. Se greffe une rivalité amoureuse entre Vienna et Emma Small, un autre propriétaire, autour du Dancing Kid qui exploite une mine d'argent avec ses trois associés. Face aux menaces, Vienna fait appel à une fine gâchette qui joue aussi de la guitare, Johnny, son ancien amant. Les ressorts dramatiques n'ont rien d’extraordinaires, sans rien de déshonorant. Conflit de pouvoir et d'argent entre éleveurs de bétail et nouveaux venus misant sur l’arrivée du chemin de fer, attaque de diligence, passage souterrain, mine d'argent cachée, lynchage, shérif dépassé, hold-up, tueur à gages, fille de saloon, poursuites, coups tordus, traquenards, affrontement dans le saloon. Des ressorts feuilletonesques qui ont fait leurs preuves. Les décors, intérieurs et extérieurs sont peu nombreux sans rien d’exceptionnel par eux-mêmes, mais ils sont exploités au maximum de leurs possibilités plastiques et symboliques. La force du scénario est dans la construction de rapports complexes et émotionnellement forts entre les personnages. Une construction sur laquelle se déploie la mise en scène de Ray aux élans exaltants.
Le principe repose sur des éléments géométriques basiques qui interagissent entre eux. Le triangle : la relation amoureuse entre Vienna, Johnny et le Dancing Kid, celle entre Vienna, le Dancing Kid et Emma ; le triangle du pouvoir, McIvers, le shérif, l'homme des chemins de fer ; le triangle des prétendants de Vienna, Johnny, Le Dancing Kid et Turkey ; les trois employés vêtus de noir de Vienna, triangle qui devient carré en incluant Tom, le vieil homme joué par John Carradine qui est son homme à tout faire dévoué. Il y a le carré de la bande du Kid avec Lonergan, Casey et Turkey ; et celui des braqueurs de banque au début du film. Le cercle est la figure des déplacements de tout ce beau monde. Le territoire où se déroule l'action semble isolé entre un désert infranchissable et les hautes montagnes bloquées par le dynamitage des hommes du chemin de fer. Les personnages se déplacent sans cesse entre trois lieux (encore un triangle) emblématiques : le saloon de Vienna, la ville et la mine d'argent de la bande du Kid. Ils tournent en rond comme le posse (groupe d'hommes enrôlés par un shérif pour traquer des hors-la-loi) mené par McIvers et Emma, comme la bande du Kid revenant toujours à leur cabane près de la mine, incapables de briser le cercle, comme l'image de la bille de la roulette que Vienna aime à entendre tourner, comme Johnny qui revient vers Vienna, et qui au début du film est le seul à trouver un passage pour pénétrer dans le cercle. Seule Vienna, en restant au même endroit "J'ai jeté mes malles en arrivant ici", avance grâce à sa vision du futur.
Ces compositions géométriques entrent en résonance avec la composition plastique des images. Le cercle de la roulette, le triangle de la cabane de la bande du Kid doublé du pic triangulaire à l'horizon. La façade du saloon, trapue, forme un carré imposant, comme la disposition des quatre personnages principaux lors du duel final. Les lignes de force lors des nombreuses confrontations obéissent aux mêmes règles. L'entrée en scène ou la disparition d'un personnage bouleversent ces lignes et font basculer la situation. Lors de l’arrestation de Vienna, Il y a d'abord le faux mouvement de Turkey, planqué sous une table, qui la trahi, puis le changement d'axe du shérif qui tente de calmer le jeu, passant du groupe du posse à Vienna. Il est interrompu par l'irruption de Tom dans son dos. Tout ceci forme une abstraction géométrique qui se résout dramatiquement. L'espoir change de camp, le combat change d'âme. Remarquable scène aussi que la première confrontation générale chez Vienna qui présente avec virtuosité tous les personnages et les enjeux. Après l'arrivée de Johnny puis celle du groupe de McIvers et Emma qui cherchent les auteurs du hold-up de la diligence, arrivent le Kid et sa bande. Très vite Le Kid asticote Johnny sous les yeux amusés de Vienna. Les trois sont sur une même ligne. Ils arrivent à une sorte d'accord : « Vous savez jouer de la guitare ? / Vous savez danser ? » et Johnny commence à jouer un air. Le dancing Kid s'avance alors en une perpendiculaire au trio pour aller attraper Emma et suggérer un autre triangle, autour de sa personne cette fois. Il relance l'action, dévoilant un nouveau conflit latent en entraînant Emma dans une danse circulaire. Le spectateur ne perçoit pas forcément toutes ces constructions, pris dans le mouvement du film, mais il comprend les différentes relations entre les personnages et ressent dans la façon dont elles sont amenées l'harmonie et la beauté de la scène. Ce faisant, Nicholas Ray donne à son matériau de série B, avec rigueur et élégance, une dimension toute classique qui le transcende sans le mépriser, et suscite des visions qui font du film, selon le mot de François Truffaut, un « western rêvé ».
Beauté classique. Voyons l'arrivée de Johnny au tout début du film, sur la très belle ballade composée par Victor Young et chantée par Peggy Lee. Un cavalier arrive sur fond de de montagne, une introduction on ne peut plus banale. Mais la justesse du cadre, la carrure de l'acteur, la contre plongée accentuée par le décor vertigineux et rugueux lui donne d'emblée une stature de héros antique. La guitare dans le dos donne une touche d'insolite, d'ironie même dans le contexte du genre. Tel un cavalier de l'apocalypse, son arrivée déclenche le drame. Explosion de la montagne qui se convulse, attaque de la diligence, tempête de poussière, le monde se déchaîne sur son passage comme tout au long du film la simple présence de Sterling Hayden, sa voix basse et son regard perçant, vont déchaîner les sentiments de ses partenaires : le retour de passion de Vienna, la jalousie du Kid, la haine de Lonergan, le mépris de McIvers, la sympathie de Tom. Seule Emma, toute à sa haine très pure pour sa rivale, ne semble pas même le voir. Mais peut être ressent-elle avec plus de douleur, face à ce que Johnny fait pour Vienna, ce qui la sépare de cette femme aimée et désirée, sensuelle et désirante, qui est tout ce qu'elle n'est pas. Beauté classique et série B, tragédie, opéra et ressorts feuilletonesques, l'alliage se révèle d'une solidité inédite. Il est la résultante du travail d'artistes-techniciens qui possèdent ces deux facettes comme le musicien Victor Young dont c'est l'une des dernières partitions, lui qui déchaînait les orchestres pour John Ford ou Cecil B. DeMille, capable cette fois d'une grande délicatesse. Comme aussi le directeur de la photographie Harry Stradling, plutôt à l'aise dans la comédie musicale, qui tire des effets superbes du fameux Trucolor. Comme aussi le monteur Richard L. Van Enger, attaché aux studios Republic, qui apporte sa science de la série B, efficacité, rapidité, rythme.
(à suivre)
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