L'amour à mort (05/05/2015)
Jitsuroku Abe Sada (La véritable histoire d'Abe Sada - 1975) Un film de Noboru Tanaka
Texte pour Les Fiches du Cinéma
Un an avant Nagisa Oshima et son fameux Ai no korīda (L'Empire des sens), le réalisateur Noboru Tanaka réalise pour le studio Nikkatsu un « Roman porno » inspiré du célèbre fait divers qui vit, en 1936 à Tōkyō , une femme arrêtée pour le meurtre de son amant dont elle avait sectionné le pénis qu'elle conservait précieusement dans son sac à main. Cette femme était Abe Sada, ancienne geisha puis prostituée et enfin serveuse de restaurant. Engagée comme apprentie au Yoshidaya, elle tombe amoureuse de son patron, Kichizo Ishida. La mort de celui-ci, par étranglement, advient comme le point d'orgue de leurs jeux érotiques, dans l'accomplissement d'une passion intense de plusieurs mois. Dans la rigide société japonaise des années trente, son cas pris valeur de symbole. Comparer les œuvres de Tanaka et de Oshima est intéressant et un peu vain tant les films ont des ambitions différentes. Ce qui est intéressant, c'est de noter que Jitsuroku Abe Sada (La véritable histoire d'Abe Sada), film qui s'inscrit dans un genre bien codifié et destiné à un marché intérieur, a eu un gros succès public, tandis que Oshima s'engage dans une coproduction avec la France pour une œuvre unique destinée à l'international, utilisant l'érotisme pour bousculer les codes de la représentation du sexe et poursuivre une réflexion poétique et politique.
Ce qui frappe chez Tanaka, c'est la retenue de son film. Pas tant par rapport à celui de son confrère que dans le cadre du « Roman porno ». Jitsuroku Abe Sada m'est apparu comme assez peu érotique et ne donne lieu avec son sujet à aucun des excès que j'ai pu voir chez Masaru Konuma ou Koji Wakamatsu. Tanaka n'a pas besoin de flouter quoi que ce soit dans son film. Même la scène clef de l'étranglement et de l’émasculation est visuellement sobre, la mise en scène s’attachant à un climat d'intensité émotionnelle autour du personnage d'Abe Sada, et de suggestion. Plus largement, Tanaka observe le couple dans le quotidien de leur passion, en intérieur, baigné dans une photographie signée Masaru « Katsu » Mori toute en tonalités sombres avec une utilisation intense et fine du rouge, loin cependant des délires de celle qu'il compose pour Kashin no irezumi : ureta tsubo (La vie secrète de Madame Yoshino - 1976) de Masaru Konuma.
La première partie du film s'appuie sur une ligne dramatique des plus ténue. Le couple est donné comme une évidence. Rien sur leur passé, sur leur rencontre. Plus tard il y aura quelques brefs flashbacks sur le parcours d'Abe Sada. Ils sont, c'est tout. Confinés dans la petite pièce de la maison de l'hôtel, ils font l'amour et cela leur suffit. Leurs étreintes dégagent une certaine tendresse et leurs jeux érotiques sont placés souvent sous le signe de l'humour, du jeu, ce qui est inhabituel chez les japonais (du moins ceux de cinéma). La mise en scène se focalise sur le couple, et sur la femme plutôt que l'homme, attentive à traquer le moindre geste. Tanaka fait oublier l'espace confiné, ce qui est remarquable car le cadre est large. L'inventivité du réalisateur en la matière n'empêche pas quelques baisses de régime, mais petit à petit, il se crée un sentiment oppressant, quelque chose d'un peu claustrophobique. Tanaka multiplie les signes comme ce couteau caché derrière le tableau, et les petits dérapages en paroles et en gestes. Le couple fait insensiblement évoluer son parcours vers la mort dans un double mouvement. Il y a la femme dont la passion mène le jeu et qui propose, et celui de l'homme qui s'abandonne et laisse disposer.
Autour d'Abe et de Kichizo, le monde s'efface, celui de la reconstitution simple mais précise des années trente, celui des autres personnages. Nous ne verrons par exemple pas la femme de Kichizo qui excite la jalousie d'Abe. Ce côté « seuls au monde » culmine dans la scène où le couple s'aime devant une musicienne comme si celle-ci était transparente. C'est que ce qui se joue entre eux deux va bien plus loin que les sentiments ordinaires. Il y a dans leur expérience quelque chose de mystique, une dimension accentuée lors du cérémonial qu'Abe organise autour du cadavre de Kichizo. L'émasculation bien sur mais aussi les calligraphies qu'elle réalise avec le sang de son amant et le sien mêlés, haïku d'amour à même la peau. Tanaka ne se départit pas de sa rigueur. Jitsuroku Abe Sada a la brièveté des « Romans pornos » et à la fin, quelques scènes rapides au ton documentaire racontent l’errance puis l'arrestation d'Abe Sada. Ce voyage au bout de l'amour et de la mort se referme sur l'image de cette femme et de son extase secrète.
Photographies DR - Nikkatsu
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