Les jeux de l'amour et de la mort (06/02/2014)
Semaine Barbara Steele
L'Orribile segreto del Dr. Hichcock (L’effroyable secret du docteur Hichcock) et Lo spettro (Le Spectre du Professeur Hichcock), deux films de Riccardo Freda – 1962 et 1963.
Texte pour Les Fiches du Cinéma
Le visage féminin s'encadre dans la fenêtre. Les beaux yeux sombres s’écarquillent, révélant la peur, bientôt la panique. Ils cherchent à percer les ténèbres. Il fait nuit, ou noir bien sûr. Les éléments se déchaînent, le vent, la pluie, les éclairs, un souffle surnaturel. Le visage s'écrase contre la vitre. Fascinée, hypnotisée, la jeune femme veut voir tout en redoutant plus que tout de voir. Elle ne sait pas encore quoi, mais elle sait que c'est là. La caméra est à l'extérieur. La mise à distance distille déjà l'angoisse. Si ce regard indiscret est à l'extérieur, c'est bien qu'il y a quelque chose, quelque chose qui regarde aussi tapi dans les ténèbres. Et bientôt le contre champ révélera ce quelque chose, l'horreur, l'horreur... Cette image, c'est ce que je connais de plus terrifiant sur un écran de cinéma, magistralement mis en scène par Dario Argento dans la première scène de meurtre de Suspiria en 1976. Mais c'est également l'image clef déclinée dans le diptyque réalisé par Riccardo Freda (sous pseudonyme de Robert Hampton) entre 1962 et 1963 et utilisant le visage de Barbara Steele : L'orribile segreto del Dr. Hichcock (L’effroyable secret du docteur Hichcock) et Lo spettro (Le spectre du professeur Hichcock). Innocente victime d'un docteur nécrophile puis épouse meurtrière et manipulatrice d'un professeur impotent, elle est amenée à cette révélation au-delà du miroir dans des plans superbes et effrayants qui l'icônisent en légende de l'horreur gothique. Cynthia ou Margaret, toujours Hichcock et toujours sans « t » sans doute pour des questions de droits, elle voit à chaque fois irrationnel le plus terrifiant, des figures de morts revenus hanter les vivants, revenus pour elle en quête de vengeance et la faire basculer dans la folie et la mort. Hahaha... (rire sinistre).
Ces deux films sont illuminés par la présence de Barbara Steele, lumière blanche et lumière noire. Facette innocente, Barbara est Cynthia dans L'Orribile segreto del Dr. Hichcock. Freda et son scénariste Ernesto Gastaldi, virtuose du cinéma de genre, font preuve d'audace pour l'époque puisque le secret en question est lié à la nécrophilie. Le bon docteur Hichcock est un praticien renommé à la raideur toute victorienne qui dissimule un goût immodéré pour les jolis cadavres en salle d'autopsie. Afin d'honorer Margherita, sa femme bien vivante, il se livre à un rituel sophistiqué et lui injecte une drogue de son invention qui la mène aux frontières de la mort. Les deux époux vivent leur sexualité originale sous la surveillance de Martha, gouvernante toute dévouée, jusqu'au jour où Hichcock se trompe dans ses fioles et provoque la mort de Margherita. Dévasté, le bon docteur quitte sa demeure et revient deux années plus tard, s'étant consolé en épousant Cynthia, virginale et qui ne paraît pas si sensible aux fantaisies de son nouvel époux. Freda porte alors son attention sur son héroïne, isolée dans le grand château, en butte à la froideur apparente de son mari, à la présence toujours vive de Margherita et à l'hostilité de la gouvernante comme dans le Rebecca (1940) d'Alfred Hitchcock. Les choses se corsent quand, par une nuit d'orage, le visage collé à la fenêtre, Cynthia voit apparaître le fantôme de Margherita.
La mise en scène de Freda enserre la jeune femme dans un piège étouffant. Il multiplie les figures d'enfermement et d'isolement. La propriété est entourée d'un mur et les voitures ne peuvent arriver jusqu'à la porte d'entrée. Le décor est très chargé et étouffe les personnages. La maison recèle des passages dissimulés, une pièce interdite et la crypte où Cynthia expérimentera la peur primale d'être enterré vivante, avec là encore un plan saisissant de son visage derrière une vitre. La caméra plane sur tout cela comme une présence lourde de menace, traque la jeune femme dans ses errances, la coince dans les éléments du décor et dans le cadre. Le réalisateur joue le contraste, comme dans les classiques du genre, entre la vastitude de l'espace et le sentiment d'étouffement des personnages. De la même façon, il sacrifie aux figures imposées (errances dans les couloirs, éclairages gothiques, photographie en couleurs très Hammer signée Raffaele Masciocchi) tout en expérimentant de jolis moments comme l'enterrement sous la pluie, et quelques pointes de tension intenses comme la tentative d'attouchement de Hichcock à la morgue, tiraillé entre son désir pour un joli cadavre et sa peur d'être découvert, l'apparition du fantôme ou le réveil de Cynthia dans le cercueil. Visuellement, le film est particulièrement beau, comme les plus beaux films de Mario Bava, avec un travail soigné sur les ambiances nocturnes et l'utilisation de couleurs vives au sein de jeux d'ombres et de brumes. Si Silvano Tranquilli est un jeune premier assez falot (je l'avais presque oublié), Robert Flemyng est tout à fait glaçant dans le rôle titre. Il est le seul anglais authentique avec Barbara Steele dans ce film où tout le monde se dissimule sous des pseudonymes anglo-saxons. Flemyng qui a joué l'intellectuel français dans Funny face de Stanley Donen en 1957, donne ici à Hichcock une silhouette inquiétante à la façon d'un Howard Vernon, derrière laquelle on devine la douleur d'un esprit tourmenté. Harriet Medin joue la gouvernante aux lèvres pincées dans la tradition de Judith Anderson (la mrs Danvers de Hitchcock). Barbara Steele y joue le registre de l'innocence plongée dans un univers de déviances, un petit côté Alice au pays des horreurs. Elle y est tour à tour amoureuse sincère, pudique puis inquiète de l'hostilité qu'elle sent autour d'elle, avant de basculer dans la terreur malgré le courage que l'on sent dans certaines scènes. Ses grands yeux font merveille quand il s'élargissent devant l'indicible.
Facette sombre, notre Barbara est Margaret dans Lo Spettro qui reprend les éléments du film précédent pour les distribuer d'une autre façon. Le professeur Hichcock est cette fois malade et expérimente sur lui un traitement radical de deux produits successifs. Le premier, censé le soigner, le mène à deux doigts de la mort, le second est un antidote. Le secret de ces produits, il le confie au jeune docteur Livingstone (je présume). Marié à la belle Margaret, Hichcock ne semble pas se rendre compte de ce qui se trame entre ses dévoués fidèles. Le scénario signé par Freda et Oreste Biancoli (qui a participé à quelques classiques comme Ladri di biciclette (Le voleur de bicyclette – 1948) de Vittorio De Sica), emprunte au fameux roman de James M. Cain, Le facteur sonne toujours deux fois. Margaret pousse son jeune amant à éliminer le mari encombrant. Le film puise aussi dans la machination des Diaboliques (1953) de Henri Georges Clouzot, le tout agréablement pimenté d'une historie d'héritage avec un coffre à la clef baladeuse. Pour faire bonne mesure, Harriet Medin reprend sans sourciller un personnage de gouvernante dévouée et qui ne sourit que tous les dix ans. Comme chez Cain, le meurtre de l'époux est le signal de la désagrégation du couple adultère dont l'amour, du moins la passion physique, ne résiste pas à l'avidité des individus, à leur égoïsmes, aux soupçons qui naissent et aux pressions extérieures. Le château de Lo spettro devient une toile d'araignée où se débattent pitoyablement, mais sans pitié, les insectes humains. Retors, Freda fait jouer l'élément fantastique en déplaçant une nouvelle fois le centre de gravité du film sur le personnage joué par Barbara Steele qui aura cette fois la révélation du fantôme de son époux jusqu'à un final à l'ironie très noire.
La mise en scène fonctionne sur les mêmes principes que celle du premier film. En bon disciple d'Hitchcock, Alfred, Freda utilise quelques objets simples pour construire des scènes de pur suspense (la clef, la fiole, le rasoir et ses deux utilisations), brisant la lenteur étudiée du rythme par des éclats de violence et de folie qui portent dans leurs excès la marque du caractère latin des auteurs. Le montage est l’œuvre d'Ornella Micheli qui travaillera avec Lucio Fulci et Joe d'Amato dans des choses plus radicales et expérimentales. Cet aspect culmine avec la scène du meurtre au rasoir perpétré par Barbara Steele, une scène impressionnante, très graphique, où Freda éclabousse littéralement l'écran de sang. Le genre d'idée qui inspirera sans doute Dario Argento ou Sergio Martino quelques années plus tard. Plastiquement, le film est un cran au dessous de son prédécesseur, notamment la photographie de Raffaele Masciocchi cette fois moins flamboyant. Il donne néanmoins de jolies ambiances gothiques, forcément gothiques, dans des tonalités plus macabres avec des variations en noir et blanc (la robe de Steele, la tenue de la gouvernante, la soutane du prêtre). D'un autre côté le film est moins porté sur le fantastique pur, plus intense et plus sombre dans son récit avec plus d'audace dans son esthétique là où L'Orribile segreto del Dr. Hichcock jouait la carte d'une certaine tradition et de l'influence des productions de la Hammer films. Pour tout dire, Lo spettro annonce le giallo à venir, mis à part l'ambiance anglaise XIXe. Barbara Steele se disait peu emballée par ses tournages avec Freda ou Margheriti, elle donne pourtant ici une interprétation habitée de Margaret qu'elle mène loin dans la folie. Cette façon d'agripper la nuque de son partenaire, de faire courir ses lèvres sur le visage, ses jeux de mains déliés, envoûtants, ses manières de chatte rendent parfaitement le désir de cette épouse frustrée, sa fièvre. Et son regard toujours, ces grands yeux qui révèlent l'équilibre instable d'une âme avide prête à basculer dans la violence et la folie. Du grand art.
Photographies : Capture DVD Artus / Artus films
À lire : le professeur sur Kinok (un texte de Jocelyn Manchec)
Le docteur chez le bon Docteur (!) Orlof et sur DVD Classik
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