Chasse à l'homme (13/11/2013)
Man Hunt (Chasse à l'homme). Un film de Fritz Lang (1941)
Texte pour Les Fiches du Cinéma
Même si l'on connaît le film, la première scène de Man Hunt (Chasse à l'homme), que Fritz Lang réalise en 1941, donne le vertige. « Quelque part en Allemagne – Avant la guerre » nous précise un carton introductif. Aux accent dramatiques de la musique d'Alfred Newman sur le générique succède un lourd silence à peine troublé par le bruit du vent et des chants d'oiseaux tandis que la caméra plonge au cœur d'une forêt épaisse pour cadrer des traces de pas d'homme. Ceux d'un chasseur qui traque. Élégant, massif, concentré, l'homme débouche au bord d'une falaise. Il se met à l'affût, tire de son sac une lunette de visée perfectionnée. Il la fixe sur son fusil. Très gros plan sur la molette de réglage. L'homme ajuste avec soin, comme on fait le point avec une caméra. Celle du cinéaste par exemple. Et dans le viseur, cercle parfait qui s'inscrit dans le rectangle de l'écran, apparaît la silhouette bien connue d'Adolph Hitler ! L'intersection des lignes se fixe sur le cœur du dictateur. Le doigt de l'homme appuie lentement sur la détente. Click.
Vertige. Vertige de ce qui aurait pu être pour le spectateur d'aujourd'hui, de ce pouvait encore être pour celui de 1941, en particulier le spectateur américain d'une Amérique encore neutre et à laquelle Fritz Lang s'adresse sans détour. Vertige d'un cinéaste magistral (toute la splendeur du cinéma classique) qui défie la figure bien réelle du mal absolu. Comme Charlie Chaplin vient de le faire avec The great dictator (Le dictateur) en investissant le corps de Hitler de l'humour de Charlot, Lang vise le dictateur au cœur. Chaplin le noie dans le ridicule (puis dans un étang), Lang préconise son élimination physique directe, soulignant au passage sa vulnérabilité. Je repensais à cette réplique du soldat Pepper, le tireur d'élite de Saving Private Ryan (Il faut sauver le soldat Ryan – 1998) de Steven Spielberg : « Pour finir la guerre, parachutez-moi à 500 mètres de Hitler ». Cela semble si simple. Cela ne l'est pas. Notre chasseur, un anglais bon teint, le capitaine Thorndike, est pris, torturé et laissé pour mort. Il s'enfuit, traqué par les agents nazis jusqu'en Angleterre, jusqu'à Londres où ses poursuivants cherchent à lui faire signer un document confessant sa tentative de meurtre sur ordre afin de discréditer son pays.
Le film emprunte la forme du thriller noir, genre dans lequel Lang excelle. Man hunt est à la fois un avertissement sur la puissance nazie (ils sont partout), une exhortation à agir contre ses principes (et en cela c'est bien un film de propagande, quoiqu'en ait déclaré Lang, et cela ne pose pas de problème), ainsi qu'une critique à peine voilée des atermoiements alliés d'avant 1939. L’hésitation initiale de Thorndike lui fait manquer une belle occasion et son périple, voyage initiatique en forme de cercle, est un véritable chemin de croix. Confronté après son arrestation à son antagoniste, l'officier SS joué ironiquement par le délicieusement britannique George Sanders, Thorndike essaye de discuter, d'affirmer sa philosophie de non violence. La chasseur renommé qu'il est ne tue plus ses proies. « Je déteste la violence » dit-il. Naïf ! Un discours qui ne tient pas devant la volonté de puissance des promoteurs d'un nouveau Reich. Pourtant Thorndike ne cède pas. Il est « tué », jeté depuis la falaise du début et survit par miracle. Lang, avec une succession d'images fortes, le dépouille alors de toute ressource : fusil planté dans la vase, chaussure dans la boue, jusqu'à son identité usurpée par Jones, l'homme de main joué par John Carradine. L'arrivée en Angleterre ne résout rien. Tels les hommes de Mabuse, les nazis sont partout, déjà infiltrés sous les traits d'un policeman, d'une employée des postes. Le mal est tramé dans le quotidien. Et notre héros ne pourra compter que sur lui-même, un jeune garçon et une jeune femme modeste (plus ou moins prostituée, mais ce n'est pas explicite, question de code). Le calvaire de Thorndike passe par la mise en scène de Lang qui l'enserre toujours plus, le force à se cacher sous terre, d'abord dans le compartiment secret du bateau qui lui permet de quitter l'Allemagne, puis dans les souterrains du métro de Londres pour finir, comme l'un de ces animaux qu'il a traqué toute sa vie, dans une espèce de terrier misérable dans un bois. C'est dans cet ultime refuge qu'il sera acculé et devra pour se défendre redevenir le chasseur primitif plein de ressources et montrer, enfin, sa force.
Écrit par Dudley Nichols, grand collaborateur de John Ford, Man hunt possède une grande puissance symbolique qui pourtant évolue en harmonie avec le récit d'aventures du thriller. L'action est soutenue, constamment imaginative dans ses péripéties et comme chez Hitchcock, toujours basée sur du concret, du quotidien. L'utilisation de la broche de Jerry (la jeune femme qui aide Thorndike), à la fois indication de la tendresse entre les deux personnages, élément signifiant de la disparition de la jeune femme et qui va se transformer en instrument de vengeance, est exemplaire. Monté au petit poil par Allen McNeil, le film alterne des scènes intenses (la traque dans le métro) et délicates entre Thordike et Jerry ou le jeune Vaner, sans négliger l'humour de la visite à son frère, haut diplomate impuissant où la belle-sœur effarée apprend de Jerry ce que sont « les bourres ». Visuellement, c'est une splendeur photographiée par Arthur C. Miller, une pointure qui la même année remportera un Oscar pour How Green Was My Valley (Qu'elle était verte ma vallée) de John Ford. Ford, Lang, Miller avait du tempérament. Man hunt déploie l'expressionnisme du film noir que le travail de Lang en son époque allemande avait inspiré : noirs intenses, effets de brumes et d'humidité, ombres longues et jeux sophistiqués de lumière. Les cadres jouent beaucoup sur les formes circulaires (Le sas du bateau, le viseur, le tunnel de métro, le trou dans le terrier) et renvoient au récit lui-même reflet du parcours intérieur de son héros. Sans que ce soit forcé, le film est traversé de réminiscences des films allemands de Lang : la forêt et la feuille fatale ramènent aux Nibelungen (1924), le plan depuis la vitrine du bijoutier à M (1931), les rues sombres et humides où s'embusquent les agents nazis aux Mabuse.
Ce qui est peut être le plus remarquable et typique de la manière langienne, c'est le traitement de la violence dans une histoire qui malgré ses respirations est d'une grande noirceur. Particulièrement réussie est la scène de l'interrogatoire de Thorndike par les sbires du nazi, qui imagine un jeu complexe sur les ombres, le son et le hors champ pour ne rien montrer. Deux sillons laissés par les pieds du corps traîné sur la moquette suffisent à dire la violence de la torture, la souffrance de la victime, tout en étant un écho visuel aux traces de pas de la première scène. Ce simple (façon de parler) plan suffit à rendre à peine supportable la scène qui suit alors que la caméra reste sur le visage de Sanders, non pas des exécutants mais du commanditaire. Lang désigne le véritable responsable. Le cadre est d'abord affaire de morale. Plus tard, le sort de Jerry est signifié par une série de plans qui l'enserrent et un jeu de lumières qui la font tomber dans les ténèbres. A l'inverse, Lang filme frontalement la mort de l'agent nazi Jones dans le métro, électrocuté spectaculairement en tombant sur les rails lors de sa lutte avec Thorndike. Le regard de Lang, comme toujours, est à la juste place. Il montre sans fard la violence que doivent exercer les démocraties dans leur lutte. Ayant accepté son destin, Thorndike reprend le chemin de l'Allemagne, parachuté cette fois avec une carabine chargée, prête à servir.
Man Hunt enfin est parfaitement interprété. Walter Pidgeon prête sa carrure virile à Thorndike, expression de la solidité britannique mise à rude épreuve. Il est aussi à l'aise dans l'action que dans le pathétique, dans la finesse de l'épisode maritime avec l'enfant joué par Roddy McDowall (tous les deux se retrouveront sur How Green Was My Valley quelques mois plus tard), que dans le jeu amoureux délicat avec Jerry, jouée par Joan Bennett, choix âprement défendu par le réalisateur qui entame avec l'actrice une fructueuse collaboration. George Sanders est parfait comme à son habitude, délicieusement ignoble quand il le faut, et toujours avec classe.
La superbe édition Sidonis Calysta (Blu-Ray et DVD) comprend un livret écrit par Patrick Brion, notre maître à tous, richement illustré ce qui n'est pas ici une simple figure de style. On trouvera en bonus un entretien passionnant entre Brion et Bernard Eisenschitz, spécialiste de Lang, ainsi que le storyboard complet du film. Un document exceptionnel qui montre où réside pour une bonne part la maîtrise langienne sur ce film, pas forcément l'un de ses plus connus mais certainement l'un des tout meilleurs de sa riche période américaine. Bel écrin pour une œuvre majeure.
Photographies : Mubi.com et Moviemail.com
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